Ceci s’appliquerait évidemment à notre « éléphant-papillon », que le texte nous montre battant des ailes, impatient de soulever une masse encore pachydermique. Mais pour spectaculaire qu’elle soit, cette métamorphose ne l’a pas changé en palmier ou en bicyclette : elle ne l’a pas propulsé hors du règne animal. Ceci n’est pas un détail. Par là se révèle un programme poétique consistant à relier les éléments les plus différents à l’intérieur d’un continuum. La cohérence dans une extrême dissemblance, la plus grande disparité englobée, « encercl[ée] »216 dans un même ensemble, voilà l’objectif. Deux impératifs coexistent donc dans cette étrange théorie des ensembles : une différence frappante — pouvant aller jusqu’à l’écart maximal — entre les éléments et des limites assez élastiques pour se tendre à l’extrême sans rompre. Alors le charme peut opérer et la rencontre insolite se charger d’un sens secret, comme dans cet extrait de Boire à la source qui, indirectement, éclaire les enjeux de l’écriture poétique :
‘Et que signifie cette poule juchée sur le dos de ce porc ? Les associations provisoires d’animaux de différentes espèces me touchent toujours. Qui déchiffrera ces hiéroglyphes momentanés ? Je songe aussi à l’oiseau hornero que je vis un jour sur les cornes d’un taureau.217 ’Qu’est-ce donc qui parle à l’imagination du poète dans de tels tableaux ? Même si le sens profond de son émotion reste opaque, il apparaît que le contact fortuit de deux animaux d’espèces différentes provoque chez lui le sentiment diffus qu’un message attend d’être décrypté. Sans doute la scène actualise-t-elle une structure fondamentale de son imaginaire, dont la prégnance se traduit par des associations d’idées, ou plutôt de souvenirs. Mais hiéroglyphes implique une signification qui se dérobe, en tout cas difficilement déchiffrable, une interrogation stimulante mais obscure pour le non-initié. Comment interpréter, en effet, ces « conjonctions » inopinées et étonnamment fraternelles de la poule et du porc, du hornero et du taureau ? Hasard ou nécessité ? Ce spectacle est-il purement contingent ou reflète-t-il un ordre inconnu ?
Le couple présent / passé est lui aussi activé par ces scènes fortuites :
‘je voudrais comprendre le langage de cette ferme, d’un autre temps, dirait-on. Elle s’exprime aujourd’hui par une chèvre qui en sort, et, deux minutes après, par ces jeunes porcs agitant leur tête, et enfin, par une carriole et un homme. [...]Mais si ces rencontres surprennent par l’émotion indéfinissable et les questions qu’elles suscitent, elles ne produisent pas le « choc » le plus violent qui puisse s’imaginer. Elles diffèrent en effet de celles qui stimulaient le génie de Lautréamont. Le texte ne rapproche plus « ‘sur une table de dissection [...] un parapluie et [...] une machine à coudre’ »219, mais un parapluie et une ombrelle dans un espace englobant. Les deux éléments appartiennent à des sous-classes très différentes — voire opposées, selon le critère adopté —, mais ils restent inclus dans le même ensemble. Bref, ces rencontres, comme les métamorphoses, relèvent d’une pratique paradoxale de la disjonction dans la conjonction, dont l’enjeu semble de pousser à l’extrême l’« élasticité » des structures bipolaires. À travers des transformations spectaculaires ou des tableaux éphémères d’autant plus évocateurs qu’ils produisent un écart extrême à l’intérieur d’un ordre donné, le texte propose de vives tensions sans trop mettre en péril sa cohérence interne. Sur le plan de l’expression, cela signifie que des termes issus des deux pôles d’un même champ lexical ne manqueront pas de se rejoindre dans des séquences inclusives.
Cf. :« Il est place pour vous
Dans ces rumeurs obscures
Encerclant à la fois
Le vivre et le mourir »
(« Je cherche autour de moi plus d’ombre et de douceur... », Le Forçat innocent, p. 249).
Jules Supervielle, Boire à la source, Confidences, Gallimard, 1951, p. 21.
Ibid., p. 20-21.
Lautréamont, Germain Nouveau, OEuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 224-225.