12. La conjonction selon Supervielle face à l’image surréaliste

L’originalité de cette esthétique s’appréciera mieux par comparaison. On se souvient de la théorie reverdyenne de l’image :

‘Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.220

Les surréalistes, André Breton en tête221, semblent n’avoir retenu que le premier adjectif. Supervielle, lui, n’a pas cru la synthèse impossible. Certes, le statut de l’image dans sa poésie a considérablement évolué. Dans les premiers de ses grands recueils222, il ne craint pas de rapprocher des « réalités » très « lointain[e]s » : le coeur du lièvre « sent le cerfeuil »223, le Señor Guanamiru invite la mer à pénétrer dans « l’entonnoir de son esprit »224 et

De hauts cactus [...]
Tendent leurs lèvres à la gourde
Évasive de l’heure sourde225.

À cette époque de sa vie le poète ne pouvait plus contenir son imagination : trop d’années de contraintes avaient rendu l’éruption inévitable.226 Mais le code ne va pas tarder à changer et l’exigence de justesse connaîtra une importance croissante au fil des recueils. « ‘La poésie vient chez moi d’un rêve toujours latent. Ce rêve j’aime à le diriger’ », peut-on lire au début de « En songeant à un art poétique »227 et le poète ponctue de « C’est exact » ou « ‘Tout cela me paraît extrêmement juste’ » ces propos d’Octave Nadal :

‘— Le lâcher-tout [...] n’est pas de votre goût. [...] La ligne de communication entre le poème et le lecteur vous ne cherchez pas à l’interrompre ; bien au contraire. Ni par la trop grande puissance de l’image ni par celle de la musique. Vos images sont toujours contrôlables [...]. Ce souci d’une poésie qui ne fasse pas court-circuit par l’image ou par le chant explique aussi, à ce que je crois, que vous n’ayez jamais songé à détruire le sens intelligible que le langage porte en lui en même temps que son pouvoir de modulation et d’image.228

Mais quel gage donner à ces exigences de cohérence alors que le langage, comme l’univers poétique, est traversé par des dynamiques contradictoires ? Que deux traits sémiques se fassent écho et voilà déjà le poète en terrain familier, quel que soit l’écart entre les constituants de l’image. Autrement dit, la justesse des rapports sera garantie si les deux lexèmes mis en relation présentent un sème commun, a fortiori s’il s’agit du sème nucléaire, comme dans les paradoxes conjonctifs. « ‘Le poète peut aspirer à la cohérence, à la plausibilité de tout le poème’ »229. La synthèse des deux exigences le conduira donc à rechercher les rapports les plus lointains possibles à l’intérieur d’un cadre donné. Ainsi « ‘la cohésion de tout le poème’ »230 ne sera pas ébranlée et la séquence permettra de son côté le dialogue entre conjonction et disjonction, dont on connaît l’impérieuse nécessité.

Notes
220.

Pierre Reverdy, Le Gant de crin, Flammarion, 1968, p. 30.

221.

Cf. « L’image surréaliste la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique » (définition d’André Breton citée in A. Breton et P. Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, art. « image », Paul Éluard, OEuvres complètes, Pléiade, I, p. 750-751). Pour Breton, en effet, « la surprise doit être recherchée pour elle-même, inconditionnellement » (L’Amour fou, Gallimard, 1966, p. 97).

222.

La plupart des critiques ne font pas grand cas de ses tout premiers livres. Claude-Michel Cuny, sur un ton à l’évidence polémique, va jusqu’à qualifier de « ramas de poèmes » tous les textes antérieurs à Débarcadères, (Lire, n° 245, mai 1996, p. 71).

223.

« La Table », Gravitations, p. 192.

224.

« Un homme à la mer », Gravitations, p. 225.

225.

« Équateur », Débarcadères, p. 127.

226.

Cf. : « [L]ongtemps j’ai éludé mon moi profond. Je n’osais pas l’affronter directement » (« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 560). On se souvient aussi de ces vers de Débarcadères :

« Plus de trente ans je me cherchai

Toujours de moi-même empêché,

Hier enfin je me vis paraître

Debout dans la brousse de l’être ;

J’étais nu, le coeur apparent

Avec sa courbe et son tourment »

(« Plus de trente ans je me cherchai... » p. 153).

On peut comprendre que l’ivresse d’une découverte longtemps différée se soit traduite par des déferlements d’images.

227.

Naissances, P. 559.

228.

« Conversation avec Supervielle », À mesure haute, Paris, Le Mercure de France, 1964, p. 266-267.

229.

« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 562. C’est sur cette notion de cohérence que Michel Collot fonde sa distinction entre image superviellienne et image surréaliste : « [L]e rapprochement entre des termes référentiellement incompatibles peut faire penser à la théorie et à la pratique surréalistes de l’image. Mais alors que les surréalistes aiment à multiplier ces ruptures au profit d’une “poésie sans fil”, Supervielle se montre en général plus soucieux de continuité : il maintient l’exigence d’un “fil conducteur”, qui assure la cohérence du poème » (Pléiade, Préface, p. XXXIV).

230.

Ibid., p. 562.