13. Le nuage comme symbole d’une esthétique

De façon pour le moins surprenante, une évocation du nuage dans Le Corps tragique va nous fournir un nouvel aperçu de l’esthétique du poète231. Celui-ci se sentait des affinités avec le nuage, qu’il avait porté à la dignité de ‘« prince du doute et des métamorphoses’ »232. « ‘Tout lui est possible, écrivait-il à son sujet, mais seulement dans le domaine nuageux. ’»233 La restriction est capitale. Le nuage se plaît à profiter aussi pleinement que possible de sa liberté, mais sans jamais sortir de ses limites vaporeuses, car à trop s’effilocher il perdrait son intégrité. Le bon usage de la liberté suppose donc une acceptation sereine de ses limites. Comme le nuage, le poème jouira de sa liberté à l’intérieur de son « domaine ». Tous deux sont assujettis à la même loi : liberté en deçà, néant au-delà. Le parallèle peut être poursuivi : de même que le nuage essaie les formes les plus inattendues sans pour autant échapper à sa « condition » de nuage, le poème aspire aux plus grandes audaces tant qu’elles ne mettent pas en péril sa cohérence interne. À son niveau le syntagme paradoxal tend lui aussi vers l’écart maximal, non dans l’absolu mais à l’intérieur d’un champ lexical.

Notes
231.

Les affinités de la poésie de Supervielle avec le nuage ont d’ailleurs été signalées par Monique Klener : « La matière essentielle des images de Supervielle [...] se veut palpable comme l’eau, mais plastique comme le nuage : apte à toute métamorphose et à toute saisie » (« Métamorphoses dans la poésie de Supervielle », La Nouvelle Revue française, « Hommage à Supervielle », n° cité, p. 668) et par Gérard Farasse : « on pourrait faire du nuage l’emblème de cette poésie puisque, soumis à tous les souffles, il se prête docilement à toutes les formes et à toutes les rêveries » (art. cité, p. 38).

232.

« Paysages », p. 652. Plusieurs critiques ont relevé cette fascination du nuage chez Supervielle qui en aurait fait l’un de ses totems poétiques. Le dernier chapitre de l’ouvrage de Paul Viallaneix Le Hors-venu ou le personnage poétique de Supervielle s’intitule d’ailleurs « Tout m’est nuage ». Ce passage, entre autres, en justifie le titre : « Il les aime [les nuages] au point de les poursuivre, de les rejoindre et de s’en envelopper. [...] Parmi les divinités qui lui révèlent, enfant, la poésie, il range, après avoir salué les oiseaux et les vaches, les nuages, non moins “merveilleux”, de la pampa : “Mais laissez-moi penser, demande-t-il au lecteur de Boire à la source [p. 69], à d’autres bêtes, plus belles en Uruguay que partout ailleurs, et qui, elles, ne meurent pas. Vous les voyez seulement disparaître, et sans souffrance, sous vos yeux. Leurs formes sont instables, toujours inquiètes mais si douces à caresser, voudrais-je dire, si ce n’était là folie pure” » (op. cit., p. 152-153). Jacques Gaucheron, lui, esquisse un parallèle : « il [Supervielle] est en même temps un rêveur, un être qui ne se sent pas plus de réalité qu’un « nuage » (« Le personnage poétique de Supervielle », art. cité, p. 167). Quant à Claude Roy, il rapporte sous le titre « Ce qu’apprend le nuage qui passe » cette réponse de Supervielle : « Les maîtres à qui je dois le plus ? J’ai si peur d’oublier des noms que je préfère n’en pas citer. Et il n’y a pas que les écrivains. Je dois aussi aux peintres, aux musiciens, aux architectes, aux pays que j’ai traversés, aux visages vus, aux mains serrées. Le nuage qui passe et celui qui vient ont aussi quelque chose à m’apprendre » (op. cit., p. 67).

233.

Ibid.