De nombreux traits de la poétique de Supervielle convergent donc pour rendre possible le paradoxe conjonctif. Nous avons d’abord vu la frontière médiane s’estomper à l’intérieur des schémas bipolaires grâce aux alliances de mots. L’extension des signifiés s’en est trouvée assouplie au point que le principe de non-contradiction lui-même a perdu de sa rigidité. En somme, ces schémas ont cédé la place à des continuums permettant au tropisme vers l’autre de s’exprimer plus facilement. La perception très aiguë de la dualité a amené à la surface du texte des antithèses, dont on a signalé la parenté avec l’oxymore, forme reine du paradoxe. Elle a fait naître aussi de très nombreuses alternances mettant en regard deux antonymes pour « balayer » en raccourci une structure duelle et des formules qui soulignent exclusivement les sèmes partagés par les contraires. Il s’en est suivi une modification en profondeur de la relation d’antonymie, tandis qu’était levée la loi d’exclusion réciproque des contraires. Évidemment, le texte parcourra d’autant plus volontiers ces continuums issus des schémas bipolaires que le poète éprouve une véritable fascination pour le passage, le glissement d’un état à un autre. Le plus souvent, ces phénomènes, pour surprenants qu’ils soient, s’opèrent à l’intérieur d’un ensemble dans les limites duquel ils semblent trouver une sorte de garde-fou. Compte tenu de l’attirance exercée mutuellement par les deux extrêmes d’un même champ, ce passage conduira fréquemment le texte d’un contraire à l’autre. Voilà donc un code poétique qui utilise les ensembles avec une originalité certaine : le texte sera enclin à explorer un champ, quel qu’il soit, aussi hardiment que possible, mais en se gardant bien d’en franchir les limites, de crainte que la justesse de l’image et la cohérence234 du poème n’ait à en pâtir. Tel le nuage qui se hasarde à d’audacieuses métamorphoses sans pour autant cesser d’être un nuage, le texte recherche les plus vives tensions lexicales aussi longtemps que son unité n’est pas menacée.
Henri Fluchère a porté sur les métaphores de Supervielle un jugement qui peut être élargi à l’ensemble de sa poétique : « Il semble que ses métaphores, si inattendues qu’elles soient, veuillent toujours s’établir sur un point d’équilibre où le jeu poétique ne risque pas de chavirer dans les ténèbres ou dans l’incohérent. [...] Jamais l’unité intérieure du poème n’est affectée par les caprices de l’imagination » (French Studies, vol. IV, n° 4, 1950, p. 350).