Considéré dans son ensemble, le paradoxe se situe donc dans la poétique de Supervielle au point de rencontre de tendances diverses. En jouant avec les mots pour échapper à la malédiction qui pèse sur ceux « ‘qui ne sav[ent] sourire’ »235, mais surtout pour répondre à l’incertitude où baignent l’univers et la parole du poète, le texte s’ouvre aux combinaisons lexicales les plus inattendues. Par là se constitue un système original qui induit dans l’univers poétique tantôt des ruptures, tantôt des relations en vertu des deux principes opposés qui le fondent. Le paradoxe s’apprécie mieux ainsi. Double tête de pont de la stratégie textuelle, il se retrouve aux deux extrêmes : disjonctif ou conjonctif, il donne forme avec la plus grande efficacité au principe qui le sous-tend. En effet, si le texte, sans lui, parvient sans peine à séparer deux « réalités », pour reprendre le mot de Reverdy, c’est assurément lui qui présentera l’expression la plus aboutie de la dynamique qui le porte, ici creusant failles et clivages, là soustrayant ou fragmentant, quelquefois séparant les inséparables. Et quand le principe inverse l’emporte, nulle séquence n’enclôt plus fermement les contraires dans une séquence conciliatrice.
L’espace poétique est donc traversé par des forces opposées236. Les unes, fortement centrifuges, tendent à dépouiller les êtres et les choses de leurs traits essentiels, à les soumettre à une dispersion qui les laissera tout autres ou morcelés et, sur le plan de l’expression, à distendre les rapports syntaxiques (on se souvient des hypallages) pour répondre à l’instabilité des traits sémiques. À l’inverse, des forces unificatrices renversent les barrières237, effacent les oppositions et affranchissent le texte de contraintes logico-sémantiques238 aussi fondamentales que les principes de non-contradiction ou d’exclusion réciproque des contraires. Des ensembles très vastes — et aux contours extrêmement souples — peuvent alors se constituer et des lexèmes s’y rejoindre, qui dans le code général se font face irréductiblement.
De tels phénomènes sont appelés à se répéter inlassablement, car l’enjeu est de taille : tout paradoxe, en fait, raconte l’attirance réciproque des deux dynamiques opposées qui le désignent en retour comme l’emblème de leurs tractations, dont l’issue peut varier, de la cohabitation harmonieuse des contraires au divorce brutal. Quelle autre structure, en effet, pourrait symboliser de façon aussi juste et éloquente l’interpénétration des forces d’union et de désunion, et rendre compte des compromis qui se négocient « sur le terrain » ?
« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.
Georges Poulet a montré que les deux dynamiques, disjonctive et conjonctive, trouvent dans l’espace poétique leur « milieu » d’élection : « Nous avons vu l’espace sous son aspect le plus tragique, tel qu’un immense bain chimique où tout se décompose et se consume. Mais il n’en est pas moins aussi le milieu translateur, grâce auquel ce qui est perdu se retrouve » (Etudes sur le temps humain, t. III, Le Point de départ, Plon, 1964, p.124).
« Toutes les cloisons, les unes après les autres, se sont abattues » (Jacques Borel, art. cité, p. 646). « Tout est devenu poreux, sans obstacles, sans frontières » (ibid., p. 644) en ce « monde fraternel où n’existe aucune césure » (Robert Nadeau, cité par Jean Piétri, « D’exil, d’enfance et de ciel dégrisé », La Nouvelle Revue de Paris, n° cité, p. 57). Tout est prêt pour que « s’impose une magique circulation d’images dans un éther fluide » (Florence de Lussy, op. cit., p. 41).
Cf. Michel Collot à propos de l’image chez Supervielle : « Sa dynamique transgresse les cloisonnements établis par la logique » et sa « fluidité permet au poète de faire communiquer les pôles entre lesquels son existence a été partagée » (Pléiade, Préface, p. XXXIV).