B. La levée d’un trait définitoire ou d’une condition nécessaire

Une opération de même nature privera les objets de leur fonction et les êtres de leurs attributs. Tandis que l’esthétique surréaliste se plaît à détourner les objets de leur destination première, la démarche est ici plus drastique. Les choses sont coupées de leur usage naturel : les murs se dérobent251, les bornes ne portent aucune inscription252 et, comme on vient de le voir, le plomb traverse les oiseaux sans les abattre253. De leur côté, les êtres vivants perdent leurs attributs essentiels, à commencer par Dieu, qui doit renoncer à sa toute-puissance :

Et je vous vois avancer vers d’aveuglants précipices
Sans pouvoir vous les nommer254.

Conformément à cette logique qui tend à priver les êtres et les choses de leurs traits définitoires et à séparer le procès du faisceau événementiel dans lequel il s’inscrit, la condition sine qua non va être souvent suspendue. Dans Gravitations, une « ‘plainte sans voix’ »255 répond à des « ‘regards sans iris ni racines’ »256. Un poème des Amis inconnus évoque une étrange prière :

Et maintenant me voici
Agenouillée sans genoux257

et dans 1939-1945, apparaît

[...] un poisson
Qui n’a pas besoin d’eau258.

L’univers de Supervielle propose en outre « ‘... une triste marée / Qui se ferait sans la mer’ »259, « ‘... un cheval qui [...] sait avancer franchement, sans toucher terre’ »260, des « ‘larmes sans yeux’ »261, un « ‘envol sans ailes’ »262 et l’on y envisage de

Regarder sans regard et toucher sans les doigts,
Se parler sans avoir de paroles ni voix263.

Ainsi se trouve écartée la condition jugée ailleurs indispensable :

Sans bouger je déambule264
Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes265.

Du reste, la motivation du procès peut elle aussi faire défaut :

Et pourtant je me vois rassembler des étoiles
Mortes, buvant sans soif dans mes mains des lueurs 266

de même que sa justification, comme en témoigne ce navire dans un monde sans eau :

Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer267.

Notes
251.

« Réveil », Gravitations, p. 196.

252.

« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.

253.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

254.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.

255.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

256.

« Commencements », Gravitations, p. 173.

257.

« Je suis une âme qui parle... », p. 308.

258.

« Rencontre », p. 442.

259.

« Je suis une âme qui parle », Les Amis inconnus, p. 308.

260.

« Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème... », La Fable du monde, p. 392.

261.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

262.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

263.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

264.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

265.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

266.

« Ciel et terre », 1939-1945, p. 443.

267.

« Équipages », Gravitations, p. 173.