C. La partie sans le tout et réciproquement

Les effets du principe disjonctif se font plus troublants encore lorsque le tout et la partie cessent d’être indissolublement liés. L’élément s’impose alors isolément, dans une séquence forcément paradoxale :

Je le devine à sa fenêtre
Mais la maison n’existe pas268

et inversement, le tout est souvent privé de ses parties constitutives. La plante, par exemple, pousse sans racines :

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin
De la fougère affranchie qui se passe de racines269

et le village est progressivement « déconstruit » à travers un inventaire de ses éléments étrangement ponctué de « sans » :

Village sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher,
[...] village sans tombeaux,
Sans ramages ni pâturages270.

De même est esquissé un mystérieux portrait à coup de retranchements successifs :

À pas subtils quelqu’un vient s’établir chez moi,
Il n’a pas de visage ni corps ni mains ni doigts271

et un poème des Amis inconnus nous présente :

Chaque objet séparé de son bruit, de son poids272.

Familier des formules soustractives, le texte évoque tour à tour des « ‘oiseaux sans ailes ’»273, un « ‘vaisseau sans mâts’ »274, un « ‘oeil [...] sans paupières’ »275, des « ‘rivières sans poissons’ »276, des « ‘carrosses sans roues’ »277, une « ‘nuit sans étoiles / Sans courbe ni nuages’ »278 et une « ‘maîtresse [...] / Sans regard, sans coeur, sans caresses’ »279.

Poussant à l’extrême sa logique de « déréification », le poème en vient à séparer le tout de la somme de ses éléments ; ainsi deux synonymes S1 et S2 peuvent être disjoints selon le schéma S1 sans S2, comme dans « ‘causer ainsi, sans se parler’ »280. La séquence A sans A devient alors possible, A pouvant représenter un substantif (« ‘Notre corps sans le corps’ »281) ou un verbe (« ‘tout dire sans le dire’ »282, « ‘Croire sans croire’ »283, « ‘Elle bouge sans bouger, elle sourit sans sourire’ »284).

Notes
268.

« Dieu pense à l’homme », La Fable du monde, p. 354.

269.

« Apparition », Gravitations, p. 164.

270.

« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 207-208.

271.

« Quelqu’un », Le Corps tragique, p. 600.

272.

« Le Monde en nous », p. 340.

273.

« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.

274.

« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.

275.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 237.

276.

« Coeur », Le Forçat innocent, p. 238.

277.

« Venise », Le Corps tragique, p. 647.

278.

« L’Allée », Les Amis inconnus, p. 301.

279.

« Celui qui chante dans ses vers... », La Fable du monde, p. 386.

280.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

281.

« À la nuit », p. 475.

282.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

283.

Titre d’un poème de L’Escalier, p. 584.

284.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.