D. La disjonction interne

La ligne de fracture atteint parfois l’intimité des êtres et des choses. Cela se produit lorsque la disjonction s’opère entre l’être ou l’objet et son espace vital, ou même au coeur de sa nature profonde, comme si la faille passait entre soi et soi. Notons que ce clivage intime peut être évoqué en termes généraux :

Et comme on peut, si loin de soi, rester soi-même285.

Mais il affecte aussi des êtres en particulier. La mère morte ainsi que le Dieu de La Fable du monde sont victimes de cette dissociation ontologique :

Tu vis séparée de toi286
Ô Dieu très atténué
[...]
Dieu petit et séparé 287

Les alter ego du poète n’y échappent pas non plus, tel le « baladin » de Débarcadères :

Il avait tant voyagé
Que son coeur très allégé
Précédait son corps moins leste288

ou ce personnage d’un poème du Corps tragique d’abord écrit à la première personne289 :

Il vit toujours, il en fait ses excuses.
[...]
Toujours faisant sa propre ascension 290.

Le phénomène touchera aussi les « objets inanimés » placés dans une relation de dépendance affective ou existentielle à l’égard du poète, comme la mer :

Ainsi même loin d’elle-même,
Elle est là parce que je l’aime291

ou le bois, qui n’existe plus que dans sa mémoire :

Écoute, ce n’est plus que dans mon souvenir
Que le bois est encor le bois [...]292.

Mais d’ordinaire, ce type de séquence disjonctive concerne plus directement l’énonciateur du poème. C’est alors le je qui constate cette scission au coeur de lui-même et se retrouve à la fois dans deux espaces, l’ici, réservé au dire, et un là-bas, voué à l’être et au faire. Cet énonciateur sera quelquefois le Dieu de la Fable :

Je suis coupé de mon oeuvre293
Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même294,

mais plus fréquemment le poète lui-même ou l’un de ses doubles métaphoriques :

Mes mains ne sont plus miennes
Mon front n’est plus à moi295.

Même le coeur ne résiste pas toujours aux forces centrifuges :

Et mon coeur serait-il
De lui-même en exil ?296
Mon coeur tout d’un coup gagne la montagne.
Pourquoi t’en vas-tu, et si loin de moi297.

Selon son ampleur, la fracture sera symbolisée par un animal ou un objet situé à peu de distance :

Sort-il de moi ce chien avec sa langue altière
[...]
Est-ce encore un peu moi qui se couche à mes pieds [...] ?298
Ce parquet m’est connu, je marche sur moi-même299

ou parcourant des immensités :

Ce navire errant rempli de marins,
Mais c’est moi, glissant sur la mappemonde300.

L’autre moi, parfois dissimulé dans les abîmes du corps :

Je suis ailleurs jusqu’en mes profondeurs301,

préfère en général explorer l’espace extérieur. Il peut certes rester à portée de vue :

Puissé-je préserver des avides espaces
Mes souvenirs rôdant autour de la maison,
Les visages chéris et ma pauvre raison
D’où je me surveillais comme d’une terrasse 302,

mais le plus souvent il erre à des distances qui défient le regard :

Comme je me vois de loin !303
Je me perds de vue
Dans cette altitude304
Je me cherche au fond de la foule305
C’est moi que je cherche en vain306.

Avec le temps, la séparation tourne au divorce et à l’heure des bilans, le constat s’avère douloureux :

J’ai vécu loin de moi dans la ville tarie,
Que de fois je me suis vu comme un étranger !307

Bref, si en surface, les schémas logiques diffèrent, on voit qu’en profondeur ils se rattachent tous à la même matrice : dans tous les cas, l’être, l’objet ou le procès est privé d’un élément indispensable à sa cohésion ou à son inscription dans le réel.

Notes
285.

« À la nuit », p. 475.

286.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

287.

« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.

288.

« La Chanson du baladin », Débarcadères, p. 156.

289.

Cf. Pléiade, Notes et variantes, p. 1020.

290.

« Il vit toujours, il en fait ses excuses... », Le Corps tragique, p. 597. Cette « ascension » se traduit, il est vrai, par un rapprochement, mais elle fait forcément suite à un dédoublement, forme majeure de disjonction.

291.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

292.

« Le Nuage », Les Amis inconnus, p. 327.

293.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.

294.

Ibid., p. 368.

295.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.

296.

« Le doute suit mes vers comme l’ombre ma plume », Poèmes, p. 53.

297.

« Mon coeur tout d’un coup gagne la montagne... », Oublieuse mémoire, p. 529.

298.

« Sort-il de moi ce chien avec sa langue altière... », Naissances, p. 544.

299.

« Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis... », Oublieuse mémoire, p. 536.

300.

« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.

301.

« Le Milieu de la nuit », Le Corps tragique, p. 595.

302.

« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 446.

303.

« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.

304.

« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.

305.

« Dans le silence du matin... », Le Corps tragique, p. 602.

306.

« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.

307.

« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52.