La ligne de fracture atteint parfois l’intimité des êtres et des choses. Cela se produit lorsque la disjonction s’opère entre l’être ou l’objet et son espace vital, ou même au coeur de sa nature profonde, comme si la faille passait entre soi et soi. Notons que ce clivage intime peut être évoqué en termes généraux :
Mais il affecte aussi des êtres en particulier. La mère morte ainsi que le Dieu de La Fable du monde sont victimes de cette dissociation ontologique :
Les alter ego du poète n’y échappent pas non plus, tel le « baladin » de Débarcadères :
ou ce personnage d’un poème du Corps tragique d’abord écrit à la première personne289 :
Le phénomène touchera aussi les « objets inanimés » placés dans une relation de dépendance affective ou existentielle à l’égard du poète, comme la mer :
ou le bois, qui n’existe plus que dans sa mémoire :
Mais d’ordinaire, ce type de séquence disjonctive concerne plus directement l’énonciateur du poème. C’est alors le je qui constate cette scission au coeur de lui-même et se retrouve à la fois dans deux espaces, l’ici, réservé au dire, et un là-bas, voué à l’être et au faire. Cet énonciateur sera quelquefois le Dieu de la Fable :
mais plus fréquemment le poète lui-même ou l’un de ses doubles métaphoriques :
Même le coeur ne résiste pas toujours aux forces centrifuges :
Selon son ampleur, la fracture sera symbolisée par un animal ou un objet situé à peu de distance :
ou parcourant des immensités :
L’autre moi, parfois dissimulé dans les abîmes du corps :
préfère en général explorer l’espace extérieur. Il peut certes rester à portée de vue :
mais le plus souvent il erre à des distances qui défient le regard :
Avec le temps, la séparation tourne au divorce et à l’heure des bilans, le constat s’avère douloureux :
Bref, si en surface, les schémas logiques diffèrent, on voit qu’en profondeur ils se rattachent tous à la même matrice : dans tous les cas, l’être, l’objet ou le procès est privé d’un élément indispensable à sa cohésion ou à son inscription dans le réel.
« À la nuit », p. 475.
« Le Portrait », Gravitations, p. 160.
« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.
« La Chanson du baladin », Débarcadères, p. 156.
Cf. Pléiade, Notes et variantes, p. 1020.
« Il vit toujours, il en fait ses excuses... », Le Corps tragique, p. 597. Cette « ascension » se traduit, il est vrai, par un rapprochement, mais elle fait forcément suite à un dédoublement, forme majeure de disjonction.
« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.
« Le Nuage », Les Amis inconnus, p. 327.
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.
Ibid., p. 368.
« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.
« Le doute suit mes vers comme l’ombre ma plume », Poèmes, p. 53.
« Mon coeur tout d’un coup gagne la montagne... », Oublieuse mémoire, p. 529.
« Sort-il de moi ce chien avec sa langue altière... », Naissances, p. 544.
« Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis... », Oublieuse mémoire, p. 536.
« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.
« Le Milieu de la nuit », Le Corps tragique, p. 595.
« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 446.
« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.
« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.
« Dans le silence du matin... », Le Corps tragique, p. 602.
« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.
« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52.