2. La mise en oeuvre syntaxico-lexicale

Tandis que les différentes opérations logiques présentent des traits communs, au point d’apparaître comme les manifestations plurielles d’une matrice unique, le critère syntaxico-lexical va répartir les séquences paradoxales en trois grands ensembles.

A. La disjonction par la préposition sans

Le premier type regroupe les formules organisées autour de la préposition sans. Le texte abonde notamment en séquences de structure N sans N 308. Dans le cas le plus fréquent, ce schéma s’actualise sous la forme N1 sans N2, qui rapproche deux noms liés par un rapport métonymique ou synecdochique. Le corps, surtout celui des morts en proie à la nostalgie de la vie, suscite de nombreuses formules de ce genre : « ‘beaux gestes sans bras’ »309, ‘« regards sans iris’ »310, ‘« larmes sans yeux’ »311, ‘« plainte sans voix ’»312, « ‘langue sans voix’ »313, « ‘oeil [...] sans paupière’ »314. Mais cette structure, décidément très productive, ne se limite pas à ce seul champ lexical, comme en témoignent ici et là des ‘« bornes sans inscription’ »315, des « ‘portraits sans modèles’ »316, des « ‘vins sans vigne’ »317, des « ‘statues / Sans socle’ »318 et des « ‘vaisseaux sans mâts’ »319. Les soustractions peuvent même s’organiser en séries, auquel cas la conjonction ni vient très normalement relayer la préposition :

Je frôlais un jour un village
[...],
Village sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher 320
Ne touchez pas l’épaule
Du cavalier qui passe,
Il se retournerait
Et ce serait la nuit,
Une nuit sans étoiles
Sans courbe ni nuages 321.

Enfin, comme l’a montré l’analyse des schémas logiques, la structure N sans N ne recule pas devant la forme la plus audacieuse qui soit : N1 sans N1 (« ‘Notre corps sans le corps ’»322).

Comme pour faire écho à ces groupes nominaux, le texte propose également des séquences de type V sans V 323. L’homologie avec les précédentes est évidente. Sa réalisation la plus fréquente prend la forme V1 sans V2, l’un des verbes présupposant l’autre ou entretenant avec lui un rapport de synonymie :

Et sans les avoir jamais vus
Un à un je les reconnus324
Sans bouger je déambule et je vais de ciel en ciel325
Nous marchions à son pas comme de vieux amis
Qui se prennent un peu le bras pour mieux s’entendre
Et préfèrent causer ainsi, sans se parler 326.

La même structure est à l’oeuvre dans ce qui doit être regardé comme une variante :

Je cherche un point sonore
Dans ton silence clos
Pour m’approcher de toi
Que je veux situer
Sans savoir où tu es 327,

puisque le rapport paradoxal s’appuie non pas sur V1 et V2, mais sur V1 (situer) et GV2 (savoir où tu es). Autre variante328 : sous l’effet des contraintes syntaxiques, la structure infinitive est parfois remplacée par sans que + subjonctif  :

Et les oiseaux traversent la cloison sans que tombe même un petit peu de plâtras329
Des visages [...]
Riaient et sans que l’on perçût le moindre rire330.

Mais si diverses que soient ses réalisations, la structure V sans V invite à prolonger le parallèle avec la précédente (N sans N), puisque, comme on le sait, elle n’hésite pas à revêtir la forme V1 sans V1 (« ‘Croire sans croire’ »331, « ‘tout dire sans le dire’ »332, « ‘Elle bouge sans bouger, elle sourit sans sourire’ »333).

Les deux structures peuvent d’ailleurs se combiner pour produire des séquences de type V sans N introduisant une disjonction entre un verbe et un nom de la même famille ‘(« regarder sans regard’ »334) ou étroitement liés par le sens (« ‘toucher sans les doigts’ »335, « ‘Et, sans pas, toujours avançant’ »336 ).

Si, comme on le voit, les paradoxes avec sans consistent dans leur grande majorité en des séquences très explicitement contradictoires, l’exception reste possible. Ainsi, dans ces vers déjà cités de La Fable du mond e :

Et je vous vois avancer vers d’aveuglants précipices
Sans pouvoir vous les nommer337,

le rapport paradoxal s’affiche moins ouvertement à la surface du texte. Le schéma s’est en effet déplacé : plutôt que de s’appuyer sur deux termes d’un même champ notionnel, le paradoxe se nourrit cette fois de la tension entre l’infinitif prépositionnel Sans pouvoir... et l’identité de l’énonciateur (Dieu, auquel la tradition confère précisément des pouvoirs illimités).

Notes
308.

N = nom.

309.

« Commencements », Gravitations, p. 172.

310.

Ibid.

311.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

312.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

313.

« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 213.

314.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 237.

315.

« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.

316.

Titre d’une section de 1939-1945, p. 449.

317.

« Homo sapiens », 1939-1945, p. 466.

318.

« Visages », À la nuit, p. 478.

319.

« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.

320.

« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 207.

321.

« L’Allée », Les Amis inconnus, p. 301.

322.

« À la nuit », p. 475.

323.

V = verbe ; GV = groupe verbal.

324.

« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32 et 33.

325.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

326.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

327.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

328.

Celle-ci pourrait être dite « variante combinatoire » compte tenu de la distribution complémentaire des deux structures.

329.

« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574.

330.

« Dans la chambre où je fus rêvait un long lézard... », Le Forçat innocent, p. 248.

331.

Titre d’un poème de L’Escalier, p. 584.

332.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

333.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

334.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

335.

Ibid.

336.

« Visages », À la nuit, p. 478.

337.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.