C. Les marques de la coupure ontologique

Le troisième ensemble, qui diffère notablement des deux premiers, regroupe les séquences marquant la coupure ontologique. Celles-ci se signalent souvent par une organisation particulière des formes d’une même personne grammaticale, la disjonction se traduisant par une dissociation des embrayeurs complémentaires de la première ou de la deuxième personne. Les deux pronoms ou le pronom et l’adjectif possessif se retrouvent alors dans une structure exprimant la coupure, la séparation :

Je suis coupé de mon oeuvre346
Tu vis séparée de toi 347
J’ai vécu loin de moi dans la ville tarie348
Mes mains ne sont plus miennes
Mon front n’est plus à moi 349.

Autre schéma : des pronoms de la première et de la troisième personne sont associés, mais le il désigne une partie ou une émanation du moi :

Ce pas lourd sur le trottoir
[...]
Il s’est séparé de moi 350.

La structure sous-jacente peut du reste se dissimuler, en particulier quand la disjonction relève de l’implicite. C’est le cas dans ce vers, où le surprenant contact entre l’« alpiniste » et son propre corps suppose un dédoublement préalable :

Ne sait-il plus même dans le délire
Lier des mots qui longtemps l’ont hanté,
Ne serait-il qu’un mont d’humilité
Toujours croissant, en étrange aventure,
Toujours faisant sa propre ascension [...] ?351

Le marqueur de distance relève en général du lexique :

Je me perds de vue 352
Et pourtant je me vois rassembler des étoiles 353,

mais un morphème grammatical peut venir le renforcer — comme ici le démonstratif ce, qui souligne l’écart entre l’énonciateur et son double :

Et pourtant je suis bien ce prudent et ce frère
Qu’on devine au travers du nocturne buisson354.

Enfin, la marque revêt une forme purement morphosyntaxique lorsque le texte recourt à la locution restrictive ne... que pour exprimer non plus une coupure drastique, mais une absence au coeur des choses, comme un basculement progressif dans l’irréalité :

Écoute, ce n’est plus que dans mon souvenir
Que le bois est encor le bois, et le fer, dur355.

On le voit, les énoncés disjonctifs paradoxaux orchestrent les niveaux lexical et syntaxique selon deux grands modèles : ou bien la syntaxe crée des failles là où le lexique présente une forte homogénéité (ex. : « oiseaux sans ailes » ou « toucher sans les doigts), ou bien une lexie vient perturber des complémentarités morphosyntaxiques (« J’ai vécu loin de moi » ou « Je me perds de vue).

Notes
346.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.

347.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

348.

« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52.

349.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.

350.

« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.

351.

« Il vit toujours, il en fait ses excuses... », Le Corps tragique, p. 597.

352.

« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.

353.

« Ciel et terre », 1939-1945, p. 443.

354.

Ibid.

355.

« Le Nuage », Les Amis inconnus, p. 327.