A. Longueur et distribution dans le cadre métrique

La longueur des séquences disjonctives varie dans des proportions importantes. Elles peuvent se résumer à quelques syllabes, ou plus précisément à une suite tétrasyllabique, comme dans « ‘croire sans croire’ »356, « ‘loin d’elle-même’ »357, « ‘si loin de soi’ »358, ou dans ce vers :

Ces ailes d’oiseaux près d’oiseaux sans ailes 359,

pentasyllabique (« ‘Portraits sans modèles’ »360), hexasyllabique (« ‘Mon front n’est plus à moi’ »361), ou encore heptasyllabique (« ‘Agenouillée sans genoux’ »362, « ‘Comme je me vois de loin !’ »363) voire octosyllabique (« ‘Du fond de sa plainte sans voix’ »364). Ces séquences courtes n’occupent pas forcément tout le vers. Un hémistiche peut suffire à les inclure :

J’ai vécu loin de moi dans la ville tarie365
Nous poussons dans le noir de caverne en caverne,
Notre corps sans le corps et pour toute lanterne
Le maigre lumignon du monde intérieur366.

Elles peuvent aussi s’inscrire à l’intérieur d’un verset, comme cette formule de sept syllabes :

Tu vis séparée de toi comme si tu étais ta propre soeur367.

Ces syntagmes disjonctifs sont parfois couplés, soit à l’intérieur d’un vers :

Elle bouge sans bouger, elle sourit sans sourire368,

soit dans deux vers successifs :

Mes mains ne sont plus miennes
Mon front n’est plus à moi369.

Lorsque la séquence déborde du cadre métrique, plusieurs schémas coexistent. Les deux termes peuvent occuper, grâce à un enjambement, les positions vedettes de fin et de début de vers :

Ainsi qu’un peuple de statues
Sans socle et toujours ambulantes370

ou bien le rapport paradoxal s’établit entre la fin du premier vers et l’ensemble du second :

[...] toi
Que je veux situer
Sans savoir où tu es 371

Je te donne un poisson
Qui n’a pas besoin d’eau 372.

Le premier vers peut aussi proposer l’amorce d’un paradoxe que le suivant vient confirmer ou développer :

Une nuit sans étoiles,
Sans courbe ni nuages373

Village sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher374

Dans ce village sans tombeaux,
Sans ramages ni pâturages375.

Enfin, il arrive que la séquence réclame l’intégralité des deux vers pour se déployer :

Et sans les avoir jamais vus,
Un à un, je les reconnus376

Il avait tant voyagé
Que son coeur très allégé
Précédait son corps moins leste 377.

La séquence disjonctive atteint alors une longueur moyenne par comparaison avec les syntagmes courts présentés plus haut. Il en va de même lorsqu’elle recouvre un décasyllabe :

Sans se mouiller il franchit l’océan378

ou un alexandrin :

Le plomb les traversait sans arrêter leur vol379

Des visages nouveaux formés par le hasard
Riaient et sans que l’on perçût le moindre rire 380.

Plus diffus, dans ce cas, le schéma paradoxal peut néanmoins rester très lisible, comme dans ce vers dont les deux extrémités se répondent :

OEil plein de prévenance et profond, sans paupière 381.

ou dans celui-ci, qui préfère l’insistance à la concision :

De la fougère affranchie qui se passe de racines382,

La séquence peut prendre plus d’ampleur encore, quitte à y perdre un peu en fermeté. L’énoncé s’étend alors sur trois ou quatre vers « courts », deux alexandrins ou deux versets :

Dieu allant à pas de géant
De l’un à l’autre tout le temps
Sans avoir besoin de bouger383.

La narration, d’une part, le discours, de l’autre, semblent favoriser l’émergence de ces longues séquences :

Bien qu’elle ne fît rien
Que de ne pas bouger
La petite muette
N’en faisait qu’à sa tête384

Lorsque sans bouger un doigt tu nous distribues
Villages et clochers, champs, rivières et nues385

Je m’allonge sur le dos, moi qui ne sais même pas nager ni faire la planche
Et ne parviens pas à me mouiller386.

Bref, une grande diversité règne en la matière. Les paradoxes les plus percutants sont généralement les plus courts, mais l’importance du pôle disjonctif dans l’univers poétique induit des formes multiples, variant avec la spécificité du texte ; ainsi les séquences peuvent-elles s’allonger notablement lorsque le poème se fait narratif ou discursif.

Notes
356.

Titre d’un poème de L’Escalier, p. 584.

357.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

358.

« À la nuit », p. 475.

359.

« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.

360.

Titre d’une section de 1939-1945, p. 449.

361.

« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.

362.

« Je suis une âme qui parle... », Les Amis inconnus, p. 308.

363.

« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.

364.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

365.

« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52.

366.

« À la nuit », p. 475.

367.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

368.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

369.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.

370.

« Visages », À la nuit, p. 478.

371.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

372.

« Rencontre », 1939-1945, p. 442.

373.

« L’Allée », Les Amis inconnus, p. 301.

374.

« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 207.

375.

Ibid., p. 208.

376.

« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32 et 33.

377.

« La Chanson du baladin », Débarcadères, p. 156.

378.

« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.

379.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

380.

« Dans la chambre où je fus rêvait un long lézard... », Le Forçat innocent, p. 248.

381.

« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 237.

382.

« Apparition », Gravitations, p. 164. On voit que, dans ce vers, le rapport paradoxal s’appuie sur une redondance.

383.

« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494.

384.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

385.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

386.

« Un homme à la mer », Gravitations, p. 224.