B. Place des séquences disjonctives

La place dévolue aux paradoxes disjonctifs doit elle aussi être envisagée, puisqu’elle reflète l’importance que le texte leur confère. Ils peuvent évidemment loger dans le corps du poème : le texte les assimile sans peine, selon des procédures que l’on se réserve d’analyser plus bas387. Il ne néglige pas pour autant de souligner par des moyens divers leur rôle stratégique.

À l’intérieur du poème, la séquence peut tirer d’un contraste un relief tout particulier. Elle se détache alors dans un vers court entouré de versets :

Je ne puis rien pour la mère dont va s’éteindre le fils
Sinon vous faire allumer, chandelles de l’espérance.
S’il n’en était pas ainsi, est-ce que vous connaîtriez,
Petits lits mal défendus, la paralysie des enfants.
Je suis coupé de mon oeuvre,
Ce qui est fini est lointain et s’éloigne chaque jour388

ou dans le seul distique — répété en finale, qui plus est — d’un poème formé par ailleurs de quatrains :

C’étaient les bijoux de ma Mère
Qui souriaient là sous ma main,
Dans le coffret de maroquin,
Pleins d’une lointaine lumière,
Et sans les avoir jamais vus,
Un à un, je les reconnus 389.

Mais le paradoxe disjonctif occupe aussi volontiers l’un des lieux clés du poème. Ainsi le trouve-t-on en début de strophe :

Regards sans iris ni racines
Rôdant dans l’espace argentin,
Ô regards, serez-vous enfin
Retenus par une rétine ?390

où il peut imprimer sa marque au point d’engendrer d’autres séquences de même nature :

J’ai vécu loin de moi dans la ville tarie,
Que de fois je me suis vu comme un étranger !
Mais je vais vers mon coeur, comme vers ma patrie391.

Le début de strophe peut en outre correspondre à un changement prosodique important, comme dans « 47 boulevard Lannes », où le vers court succède au verset :

Autour de moi je vois bien que c’est l’année où nous sommes
Et cependant on dirait le premier jour du monde
Tant les choses se regardent fixement
Entourées d’un mutisme différent.
Ce pas lourd sur le trottoir
Je le reconnais c’est le mien,
Je l’entends partir au loin,
Il s’est séparé de moi 392.

Symétriquement, les paradoxes disjonctifs s’inscrivent volontiers en fin de strophe. Dans « Loin de l’humaine saison », l’un des sizains s’achève sur une séquence énergique pour introduire le discours des « muets » :

Où mon chemin parmi ces hommes
Et ces femmes qui me font signe ?
Parmi ces forçats de l’histoire,
Ces muets se poussant du coude
Qui me regardent respirer
Disant dans leur langue sans voix [...]393.

De même, le deuxième huitain de « Prophétie » se termine par une disjonction spectaculaire :

Un poisson volant et magique
Qui ne saura rien de la mer 394,

tout comme ce dizain de « La terre chante » :

Laisse-moi t’apaiser d’une course éternelle
Dans le silence ailé de notre envol sans ailes 395.

Autre position vedette que la figure ne manquera pas d’investir : le début du poème. À l’ouverture du texte, la formule se détache vigoureusement, mais en même temps elle détermine le mode de lecture, fournit la clé du code. Il est donc très significatif que l’incipit marque à maintes reprises la disjonction paradoxale :

Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer396
On voyait le sillage et nullement la barque397
Chaque objet séparé de son bruit, de son poids,
Toujours dans sa couleur, sa raison et sa race
Et juste ce qu’il faut de lumière, d’espace
Pour que tout soit agile et content de son sort398
À pas subtils quelqu’un vient s’établir chez moi,
Il n’a pas de visage ni corps ni mains ni doigts399

Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes400.

On pouvait s’y attendre, la fin du poème constituera aussi l’un des lieux d’élection du paradoxe disjonctif, comme en témoignent ces vers de clôture :

Sans se mouiller il franchit l’océan401
C’est moi que je cherche en vain402.

Ici encore, la position vedette peut être soulignée par un changement de mètre ; ainsi dans « Le doute suit mes vers comme l’ombre ma plume », le paradoxe se coule dans un distique d’hexasyllabes qui conclut un poème en alexandrins :

Ne suis-je qu’un rappel tendre de vos génies,
Un violon vibrant d’une vôtre harmonie ?
Mes vers sont-ils de moi jusque dans la racine ?
Ne sont-ils qu’une greffe obscure qui décline ?
Et mon coeur serait-il
De lui-même en exil ? 403

Enfin, une séquence disjonctive très fermement structurée peut donner son titre au poème (« Croire sans croire »404) ou à la section (« Portraits sans modèles »405).

En définitive, la place du paradoxe disjonctif dans le poème reflète son intérêt stratégique : non seulement le texte désigne la figure comme capitale en lui octroyant une position clé, mais encore il peut se nourrir de sa logique en début de poème ou de section ou bien l’installer en finale pour souligner le rôle éminent du principe disjonctif dans son fonctionnement.

Notes
387.

V. chapitre IV (« Les contextes du paradoxe »).

388.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.

389.

« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32 et 33.

390.

« Commencements », Gravitations, p. 173.

391.

« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52. Certes, le dernier de ces vers évoque un retour, mais celui-ci fait suite à une dissociation dont les effets se font encore sentir.

392.

« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.

393.

« Loin de l’humaine saison... », Gravitations, p. 213.

394.

« Prophétie », Gravitations, p. 168.

395.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

396.

« Équipages », Gravitations, p. 173.

397.

« Le Sillage », Les Amis inconnus, p. 315.

398.

« Le Monde en nous », Les Amis inconnus, p. 340.

399.

« Quelqu’un », Le Corps tragique, p. 600.

400.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

401.

« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.

402.

« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.

403.

Poèmes, p. 53.

404.

L’Escalier, p. 584.

405.

1939-1945, p. 449.