La place dévolue aux paradoxes disjonctifs doit elle aussi être envisagée, puisqu’elle reflète l’importance que le texte leur confère. Ils peuvent évidemment loger dans le corps du poème : le texte les assimile sans peine, selon des procédures que l’on se réserve d’analyser plus bas387. Il ne néglige pas pour autant de souligner par des moyens divers leur rôle stratégique.
À l’intérieur du poème, la séquence peut tirer d’un contraste un relief tout particulier. Elle se détache alors dans un vers court entouré de versets :
ou dans le seul distique — répété en finale, qui plus est — d’un poème formé par ailleurs de quatrains :
Mais le paradoxe disjonctif occupe aussi volontiers l’un des lieux clés du poème. Ainsi le trouve-t-on en début de strophe :
où il peut imprimer sa marque au point d’engendrer d’autres séquences de même nature :
Le début de strophe peut en outre correspondre à un changement prosodique important, comme dans « 47 boulevard Lannes », où le vers court succède au verset :
Symétriquement, les paradoxes disjonctifs s’inscrivent volontiers en fin de strophe. Dans « Loin de l’humaine saison », l’un des sizains s’achève sur une séquence énergique pour introduire le discours des « muets » :
De même, le deuxième huitain de « Prophétie » se termine par une disjonction spectaculaire :
tout comme ce dizain de « La terre chante » :
Autre position vedette que la figure ne manquera pas d’investir : le début du poème. À l’ouverture du texte, la formule se détache vigoureusement, mais en même temps elle détermine le mode de lecture, fournit la clé du code. Il est donc très significatif que l’incipit marque à maintes reprises la disjonction paradoxale :
Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes400.
On pouvait s’y attendre, la fin du poème constituera aussi l’un des lieux d’élection du paradoxe disjonctif, comme en témoignent ces vers de clôture :
Ici encore, la position vedette peut être soulignée par un changement de mètre ; ainsi dans « Le doute suit mes vers comme l’ombre ma plume », le paradoxe se coule dans un distique d’hexasyllabes qui conclut un poème en alexandrins :
Enfin, une séquence disjonctive très fermement structurée peut donner son titre au poème (« Croire sans croire »404) ou à la section (« Portraits sans modèles »405).
En définitive, la place du paradoxe disjonctif dans le poème reflète son intérêt stratégique : non seulement le texte désigne la figure comme capitale en lui octroyant une position clé, mais encore il peut se nourrir de sa logique en début de poème ou de section ou bien l’installer en finale pour souligner le rôle éminent du principe disjonctif dans son fonctionnement.
V. chapitre IV (« Les contextes du paradoxe »).
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.
« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32 et 33.
« Commencements », Gravitations, p. 173.
« Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte... », Poèmes, p. 52. Certes, le dernier de ces vers évoque un retour, mais celui-ci fait suite à une dissociation dont les effets se font encore sentir.
« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.
« Loin de l’humaine saison... », Gravitations, p. 213.
« Prophétie », Gravitations, p. 168.
« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.
« Équipages », Gravitations, p. 173.
« Le Sillage », Les Amis inconnus, p. 315.
« Le Monde en nous », Les Amis inconnus, p. 340.
« Quelqu’un », Le Corps tragique, p. 600.
« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.
« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.
« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.
Poèmes, p. 53.
L’Escalier, p. 584.
1939-1945, p. 449.