A. Les relations entre le rythme et la nature des paradoxes disjonctifs

On ne saurait en effet dissocier la nature et le rythme des séquences disjonctives. Ainsi, parmi les vers courts, se dessine une opposition entre le pair et l’impair. Grâce à leur légèreté et à leur souplesse, les mètres pairs courts (hexa- et octosyllabique) se prêtent aux bons mots, aux concetti, comme dans ce paradoxe précieux :

Venez-vous m’aider à finir
Avec ce délicat sourire
Qui veut tout dire sans le dire ?406

Cependant, proches des rythmes de la prose, ils s’adaptent sans aucune difficulté à la narration et prennent volontiers les accents du conte :

Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes407
Dieu allant à pas de géant
De l’un à l’autre tout le temps
Sans avoir besoin de bouger408.

La rapidité et la concision de ces mètres conviennent aussi aux déconstructions :

Une nuit sans étoiles,
Sans courbe ni nuages409
Village sans rues ni clocher,
Sans drapeau, ni linge à sécher410
Regards sans iris ni racines411.

Dans le même esprit, le texte suspend volontiers dans ces cadres métriques la condition nécessaire au procès :

Et sans pas, toujours avançant412

ou à l’existence de l’être ou de l’objet évoqué :

Des vins sans vignes des lointains413
Je te donne un poisson
Qui n’a pas besoin d’eau414.

À travers ces diverses opérations, il semble que les êtres et les choses perdent peu à peu leur matérialité, qu’ils se « déréifient ». Les séquences impaires, quant à elles, ne se contentent pas de vider le concept de ce qui le constitue : elles font passer une frontière au coeur même de l’être. C’est en effet bien souvent en cinq ou sept syllabes que s’exprime la coupure ontologique évoquée plus haut :

Je me perds de vue415
Comme je me vois de loin !416
Je suis coupé de mon oeuvre417
C’est moi que je cherche en vain418.

Incluse dans un verset ou un vers de quatorze syllabes, la formule impaire garde sa spécificité :

Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même 419
Tu vis séparée de toi comme si tu étais ta propre soeur420.

L’être n’est plus seulement frappé dans ses propriétés ni même dans ses éléments constitutifs, mais dans son essence. Comment ne pas douter, devant de tels énoncés, de sa capacité à se rassembler ? Déjà il est devenu impossible de le situer. L’unité semble alors relever de la nostalgie ou du rêve inaccessible.

Pour les mètres longs, la distinction entre pair et impair cesse d’être opératoire, puisqu’au-delà du décasyllabe, les seuls mètres employés sont l’alexandrin et, plus rarement, le vers de quatorze syllabes. Le rythme du premier et la tradition qu’il véhicule donnent volontiers à la séquence des accents oratoires :

Regarder sans regard et toucher sans les doigts,
Se parler sans avoir de paroles ni voix421.

Grâce à son ampleur, somme toute rassurante, le discours paradoxal peut même atteindre à une certaine sérénité :

Lorsque sans bouger un doigt tu nous distribues
Villages et clochers, champs, rivières et nues422
Nous marchions à son pas comme de vieux amis
Qui se prennent un peu le bras pour mieux s’entendre
Et préfèrent causer ainsi, sans se parler423.

Quant au vers de quatorze syllabes, sa longueur lui permet d’accueillir des formes renforcées, « emphatiques », de paradoxes disjonctifs :

Sans bouger je déambule et je vais de ciel en ciel424
Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même425.

Sans doute faut-il se garder de tout excès de systématisation. Il reste que les séquences disjonctives paires et impaires tendent à s’opposer, au total, comme la suspension à la coupure, les premières affectant les êtres et les choses dans leurs éléments constitutifs, les secondes à la racine de leur identité.

Notes
406.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

407.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

408.

« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494.

409.

« L’Allée », Les Amis inconnus, p. 301.

410.

« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 207.

411.

« Commencements », Gravitations, p. 173.

412.

« Visages », À la nuit, p. 478.

413.

« Homo sapiens », 1939-1945, p. 466.

414.

« Rencontre », 1939-1945, p. 442.

415.

« Plein ciel », 1939-1945, p. 438.

416.

« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.

417.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.

418.

« Un cheval confidentiel... », Le Corps tragique, p. 617.

419.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

420.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

421.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

422.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.

423.

« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.

424.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

425.

Ibid.