Supervielle prétendait s’intéresser fort peu à la substance sonore des mots426. Pourtant, bien des séquences paradoxales disjonctives présentent une structure phonétique qui n’est pas sans rapport avec leur fonctionnement sémantique.
Le niveau phonétique intervient en fait de deux façons opposées dans l’économie du paradoxe disjonctif. Conformément à la tradition rhétorique, il peut d’abord se limiter à un effet de renforcement par le biais de l’harmonie imitative ou expressive. Certaines séquences sont par exemple ponctuées de sonorités de la même famille, comme dans « La Belle Morte », où le jeu d’écho légèrement déformant des nasales suggère la profondeur :
Une assonance, une allitération ou la combinaison des deux produisent des effets similaires :
S’agit-il d’évoquer ici une émotion un peu balbutiante, là le mystère ou le rêve ? Les interprétations peuvent varier. En revanche, il n’est guère contestable que ces récurrences renforcent l’effet paradoxal, qu’elles lui servent de « caisses de résonance ».
Ailleurs, une séquence privative sera scandée par quatre occurrences de [i] et une alternance quasi régulière des [R] et des [s] :
D’autres jeux d’écho produiront un effet semblable : la répétition, lexicale, sans doute, mais aussi phonétique :
ou plus subtilement, la paronomase, toujours d’une grande efficacité quand il s’agit de souligner une opposition :
La mise en relief peut aussi s’obtenir par une rime intérieure :
voire par des rimes brisées437 parfaitement conformes au modèle rhétorique :
Tous ces exemples convergent : ils montrent en effet des structures phonétiques au service des contenus, visant surtout à souligner l’énoncé paradoxal. Le rôle joué ici par le niveau phonique s’inscrit dans la tradition, qui plie les sonorités aux exigences du sens et leur interdit de se constituer en discours autonome.
Mais ces jeux d’écho savent se faire plus perturbants et ce, précisément, en s’émancipant du niveau sémantique pour constituer un authentique contre-discours. Ainsi, dans :
les récurrences phonétiques — renforcées, il est vrai, par le chiasme lexical — produisent une homogénéité et une continuité qui entrent en contradiction avec la coupure impliquée par le sémantisme du vers. Il en va de même dans cette séquence où l’action est présentée sans ce qui la rend possible :
En effet, non seulement l’adjectif « ailé » postule la présence de l’objet manquant, mais encore les sonorités (le [l] plusieurs fois répété et les nombreuses fricatives) évoquent puissamment les ailes absentes !
Le niveau phonétique ne se limite donc pas à renforcer la formule disjonctive ; il sait aussi la questionner, menacer son unité et contribuer aux jeux labyrinthiques du paradoxe en le démultipliant.
Ainsi déclarait-il à Octave Nadal : « Sauf de rares fois, les mots n’existent pas pour moi ; ils s’effacent derrière ce que je veux dire » (« Conversation avec Supervielle », À mesure haute, Mercure de France, 1964, p. 264).
« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.
« Le Forçat », Le Forçat innocent, p. 235.
« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.
« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 213.
« Homo sapiens », 1939-1945, p. 466.
« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.
« Commencements », Gravitations, p. 173.
« À la nuit », p. 475.
« La Chanson du baladin », Débarcadères, p. 156.
« Le Village sur les flots », Gravitations, p. 208.
« Les vers ne riment pas seulement par la fin, mais aussi par la césure » (Michèle Aquien, op. cit., p. 237).
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.
« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.
« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.