Comme on pouvait s’y attendre, les paradoxes disjonctifs expriment la rupture. La ligne de séparation passe entre l’être, ou plutôt le faire, et le paraître :
mais aussi, comme on l’a vu, entre le procès et sa manifestation ou sa conséquence logique :
Cette faille inscrite dans le monde des phénomènes et le manque qui en résulte affectent évidemment la nature. Le ciel nocturne en porte la trace, avec ses étoiles assimilées à des « ‘milliers d’yeux dont aucun ne voit’ »444 et l’eau, qui se dérobe aux navires et aux poissons, en vient à symboliser l’absence :
Le manque et l’impuissance semblent frapper cet élément que la doxa associe à la vie et à la fertilité, mais qui perd ici la première de ses propriétés :
En outre, ce symbole séculaire de l’écoulement du temps devient porteur de ruptures, de discontinuité :
La division intérieure va aussi concerner les êtres vivants. Le texte évoque d’étranges mutilations dans des tableaux composés de « ‘mille poissons sans visage’ »451 ou d’« ‘ailes d’oiseaux près d’oiseaux sans ailes’ »452. Ailleurs se constitue un bestiaire paradoxal où les animaux semblent coupés d’eux-mêmes, comme désincarnés, tels ce « ‘poisson [...] qui ne saura rien de la mer ’»453 et ce ‘« cheval qui jamais ne souleva de poussière’ »454. Le texte peut se montrer plus explicite encore :
Les humains n’échapperont pas à ces phénomènes. « Commencements » évoque de « ‘beaux gestes sans bras’ »456, le cavalier du « Survivant » se coupe une main457 et l’énonciateur du « Forçat », surveillé par un « ‘oeil [...] sans paupière ’»458, déplore :
Bref, le champ lexical du corps se trouve à maintes reprises associé à la coupure et à l’absence.
Devant ces dissociations répétées et multiformes, il devient indispensable de renforcer la cohésion de l’univers poétique. Aussi toute forme de communication sera-t-elle regardée comme infiniment précieuse. Les paradoxes disjonctifs, par lesquels le vide se creuse, vont, curieusement, porter la marque de ce besoin de jeter des ponts par-dessus le vide, à la fois pour atteindre l’autre et pour sortir de soi. Le regard en fournit un premier exemple. Sans doute les « ‘yeux sans fond’ »460 et les « ‘yeux sans rivage’ »461, noyés dans leur immensité, semblent-ils condamnés à rester prisonniers d’eux-mêmes, tout comme ces « ‘yeux sans regard, sauf pour la cruauté’ » évoqués dans 1939-1945 462. Parfois, en revanche, le regard permet d’appréhender un objet et à travers lui, d’esquisser une relation avec autrui, comme ici, devant les bijoux de la mère morte :
Très souvent associé à la mort dans les séquences disjonctives, le thème du regard se charge d’une dualité qui résume assez bien notre problématique. Certes, à travers des formules du type « ‘regarder sans regard’ »464 ou « ‘larmes sans yeux’ »465 s’exprime avant tout la mutilation définitive que représente la mort. Mais par-delà l’impasse intellectuelle, l’aporie qu’elle constitue pour l’homme et son besoin de communiquer, perdurent une tension vers l’autre (« regarder ») et une sensibilité (« larmes ») si vivaces que la mort même ne peut les étouffer.
Qu’en sera-t-il de la parole ? Le texte évoque la possibilité de « ‘causer [...] sans se parler’ »466, « ‘de tout dire sans le dire’ »467. Les pouvoirs du verbe ne seraient-ils pas surestimés ? De telles formules soulignent en effet la limite de la parole. De même, dans ces vers :
la communication se passe fort bien de toute verbalisation. Cela dit, ces vers évoquent le langage des morts. Le message est donc double : si la parole est l’apanage des vivants, de l’autre côté du miroir vont coexister un besoin très profondément ancré de communiquer et un incommensurable sentiment d’impuissance devant ce verbe qui se dérobe.
Mais la parole n’est pas seulement bornée par la mort. Ses limites s’éprouvent aussi dans certaines situations de communication. Ainsi, lorsque Dieu tente de s’adresser aux hommes, son verbe est frappé d’impuissance :
Parmi les hommes, séparés par des « ‘années-lumière’ »473, la parole affronte aussi des distances qui aggravent la coupure en même temps qu’elles avivent le besoin de communiquer. La même ambiguïté caractérise l’écrit : les « ‘bornes sans inscription’ » du « ‘Hors-venu’ » 474 dressées comme autant de pages blanches, semblent symboliser simultanément la nécessité et la stérilité du verbe, le besoin de communiquer et le silence qui s’ensuit comme une fatalité.
Restent le rêve, et l’amour. Dans Gravitations, un climat onirique permet à « ‘Quatre chevaux de front aux oeillères de nuit’ » de parcourir le monde sans toucher terre :
Leur message restera obscur, mais pour l’énonciateur, ils comptent parmi les « rencontres » qui donnent son titre au poème. Quant à l’amour, son pouvoir s’exprime au travers d’une formule suspensive :
Ici le lien, de nature magique, se joue des distances, d’autant plus aisément que le poème s’est inscrit dans l’ordre du conte, du merveilleux, où peut se manifester à loisir le fantasme d’un lien surmontant tous les obstacles :
« Sans murs », Gravitations, p. 176.
« Dans la chambre où je fus rêvait un long lézard... », Le Forçat innocent, p. 248.
« Réveil », Le Forçat innocent, p. 271.
« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 346.
« Équipages », Gravitations, p. 173.
« Sans murs », Gravitations, p. 176.
« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.
« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574.
« Un homme à la mer », Gravitations, p. 224.
« Le Sillage », Les Amis inconnus, p. 315.
« Haute mer », Gravitations, p. 207.
« Ce peu... », 1939-1945, p. 440.
« Prophétie », Gravitations, p. 168.
« Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème... », La Fable du monde, p. 392.
« Plein ciel », Le Forçat innocent, p. 285. On se souvient que les oiseaux, notamment, ne semblent pas posséder de corps :
« Le plomb les traversait sans arrêter leur vol »
(« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326)
« Et les oiseaux traversent la cloison sans que tombe même un petit peu de plâtras »
(« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574).
Gravitations, p. 172.
Gravitations, p. 169.
Le Forçat innocent, p. 237.
Ibid., p. 235.
« Homo sapiens », 1939-1945, p. 466.
« Offrande », 1939-1945, p. 454.
« Ô calme de la mort, comme quelqu’un t’envie... », 1939-1945, p. 448.
« Les Bijoux », Comme des voiliers, p. 32 et 33.
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.
Ibid.
« Vivre encore », Les Amis inconnus, p. 326.
« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.
« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.
« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 213.
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 367.
Ibid.
« Solitude », Les Amis inconnus, p. 324.
Les Amis inconnus, p. 306.
« Rencontres », Gravitations, p. 198.
« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.
Ibid.