B. Entre faire et non-faire

Hors du conte, en revanche, les thèmes relatifs à la coupure ou au lien nous placent au point névralgique des continuums, là, précisément, où chacun des termes antagonistes est encore mal dépris de son contraire. En articulant la conscience de la brisure et le besoin de « ‘réparation’ »478, la plupart des paradoxes disjonctifs se révèlent des lieux de haute densité, où s’expriment inextricablement le manque et l’impatience de le combler, fût-ce symboliquement. De ce fait, dans leurs scénarios, l’inertie n’exclut pas l’action, ni l’immobilité le mouvement. C’est ainsi qu’à travers eux toute une dialectique se déploie en accéléré avec pour conséquence l’inscription du texte à la jonction des contraires, en ce point si difficile à situer où l’un devient l’autre, quelque part sur l’arête entre faire et non-faire :

Regarder sans regard479 [ex. 1]
Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes480 [ex. 2]
[...] elle sourit sans sourire481 [ex. 3]
Croire sans croire482 [ex. 4].

Précisons toutefois que ces rencontres de contraires ou de contradictoires se produisent dans des situations bien particulières : dans la mort (ex. 1), dans les tout premiers jours de la vie, encore marqués par le miracle de la naissance (ex. 2), chez une ombre surgie de la mémoire (ex. 3) ou lors d’une expérience spirituelle (ex. 4), bref, en dehors ou à la périphérie de la vie terrestre.

Ceci se retrouve dans l’expression la plus achevée de ce jeu sur faire et non-faire : le couple mouvement-immobilité. À la fois cloués en eux-mêmes et tendus vers autrui, figés et pourtant traversant l’espace, les êtres qui combinent ces contraires dans des paradoxes disjonctifs relèvent soit de la marge soit de la transcendance. À l’orée de la vie :

Bien qu’elle ne fît rien
Que de ne pas bouger
La petite muette
N’en faisait qu’à sa tête483

ou bien fantôme issu de la mémoire :

Mon enfance voudrait courir dans la maison
[...]
Elle bouge sans bouger [...]484,

ils demeurent inconscients de leur condition. Quant au « Dieu de poésie », en transcendant cette opposition mobile / immobile, il fait oublier pour un instant les limites de son pouvoir :

Dieu allant à pas de géant
De l’un à l’autre tout le temps
Sans avoir besoin de bouger485.

Grâce à de tels paradoxes, il est en outre possible d’exalter des entités perçues comme supérieures — Paris, par exemple :

Et c’est Paris qui fait irruption par la croisée
[...]
Il va traversant les siècles sans avoir à bouger même le petit doigt486

ou la France, à qui le poète exprime son attachement fervent au lendemain de la guerre :

Ô France où tout se tient à la bonne distance
[...] sans bouger un doigt tu nous distribues
Villages et clochers, champs, rivières et nues487.

La thématique du paradoxe disjonctif s’organise par conséquent autour de quelques-uns des axes fondamentaux de l’univers du poète. Elle permet en particulier d’exprimer l’interpénétration des prétendus contraires et l’implication réciproque du lien et de la rupture qui à tout moment le menace, de la vie et de la mort à travers leurs manifestations les plus évidentes, l’action et le mouvement face à une immobilité jamais absolue, toujours sujette aux ébranlements.

Notes
478.

Cf. Michel Collot, « Écriture et réparation dans l’oeuvre de Supervielle », Littérature, n° 90, 1993, p. 38.

479.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

480.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

481.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

482.

Titre d’un poème de L’Escalier, p. 584.

483.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 628.

484.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

485.

« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494.

486.

« Paris », Naissances, p. 554.

487.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.