A. L’inversion

Le schéma de l’inversion se caractérise par sa lisibilité immédiate. Il transparaît notamment lorsqu’un axe jugé dans le code — et selon notre expérience du monde — forcément univoque est orienté contrairement à l’usage :

Les agneaux regagnaient en silence le ventre de leurs mères488

Le monde allait à reculons
Vers son commencement polaire489

L’avenir sans un pli glisse vers le passé 490.

Sur l’axe vertical, c’est alors l’attraction céleste qui l’emporte :

Du haut de la tour de Séville
S’élance une très jeune fille,
Mais loin de s’écraser à terre
Voilà qu’elle s’élève en l’air491

et le « cordon » des générations « va des enfants aux aïeux »492.

À l’intérieur d’une opposition canonique, les deux termes sont intervertis, comme ici le contenu et le contenant :

Ici le contenu est tellement plus grand
Que le corps à l’étroit, le triste contenant...493

De même, ce n’est plus le bruit qui rompt le silence, mais celui-ci qui « étouff[e] dans l’oeuf » le « vacarme »494. La même opération peut porter sur l’intertexte. Un adage n’affirme-t-il pas que « les yeux sont le miroir de l’âme » ? Dans le texte, « l’âme [...] tire sa couleur de l’iris de nos yeux »495. Quant à l’arbre, dont on dit parfois qu’il divise le ciel de ses branches, il est ici non pas l’agent mais l’objet de ce partage :

Mais le ciel dans le haut en branches le divise496.

«  À rebours » : ainsi le texte explore les situations que l’expérience nous fait tenir pour immuables :

L’antilope avance vers le tigre497

et dans « La Promenade dans l’escale », ce n’est pas le voyageur, que l’on suppose fortuné, qui fait l’aumône à l’indigène, mais l’inverse :

Ce nègre me fera l’aumône
Du contenu de son panier498.

Ailleurs, ce même voyageur se souvient d’être resté immobile tandis que les continents défilaient devant lui :

C’est beau d’avoir
[...] servi de rivages
À d’errants continents499.

De même dans «  Départ »500, le poète ‘« montre un paquebot quittant le port ; et, d’une manière étonnante, il ne dit pas qu’il gagne le large, mais que “le large monte à bord”’ »501.

Bon nombre de relations se trouvent ainsi inversées. Une influence, par exemple, s’exerce contrairement à toute prévision ; le poète en fait la confidence à l’auteur du « Testament » :

Qu’il me suffise de te dire
Que c’est ton sage testament
Qui par secret renversement
M’emprisonna dans ce délire502.

La relation de cause à effet suscite elle aussi des paradoxes. Quand l’émotion gagne la femme aimée, c’est le poète qui a les larmes aux yeux :

Oh ! je te sens si près qu’en moi tu resplendis,
Et que mes yeux soudain s’emplissent de tes larmes...503

Ici le texte ne précise pas si la réciproque est vraie. Mais les lois de la symétrie sont plus d’une fois respectées sans équivoque. Chez l’homme paradoxal, une permutation s’opère entre les récepteurs sensoriels : la musique s’adresse aux yeux et l’oreille peut voir :

Sous mes tranquilles yeux vous devenez musique,
Comme par le regard, je vous vois par l’oreille504.

Le même schéma est à l’oeuvre, et sous une forme encore plus évidente, dans ces deux chassés-croisés 505 :

Vos vers battent des cils,
Vos yeux chantent et vibrent506 [ex. 1]
L’église sentait le foin
Et la campagne l’encens507 [ex. 2]

Si la virtuosité engendre parfois des concetti (ex. 1), l’humour n’est pas absent de ces pratiques paradoxales (ex. 2). Celui-ci se borne en l’occurrence à associer un peu irrévérencieusement église et odeur de foin, peut-être pour conjurer les effets angoissants de la « confusion » régnante. Mais il peut aussi révéler une vis comica d’auteur dramatique, comme dans ces vers où un arbre s’adresse à un cheval et à un taureau en mettant en regard deux « impertinences » lexicales, dont l’une est purement idiolectale et l’autre consacrée par l’usage :

Vos racines volantes
Vous laissent galoper,
Approche-toi, cheval,
Moi, je ne puis bouger.
J’offre de l’ombre autour
D’un immobile pied 508.

Jugeant d’après sa propre morphologie, l’arbre emploie le mot racines pour désigner les pattes des animaux, répondant par là à l’anthropomorphisme de l’homme qui ne lui reconnaît qu’un « immobile pied » ; les deux formules se font pendant non sans malice, puisque dans la seconde, le paradoxe point sous la catachrèse, réactivé par l’effet de symétrie.

Mais cette double figure croisée ne se limite pas aux jeux de l’humour et de l’esprit : dans le contexte grave et douloureux de « Solitude », c’est sur le même modèle que l’homme et l’étoile échangent leurs « langages » :

Mais à défaut d’un visage
Les étoiles comprennent ta langue
Et d’instant en instant, familières des distances,
Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles,
Il suffit de prêter l’oreille lorsque se ferment les yeux.
Oh ! je sais, je sais bien que tu aurais préféré
Être compris par le jour que l’on nomme aujourd’hui509
À cause de sa franchise et de son air ressemblant
Et par ceux-là qui se disent sur la Terre tes semblables
Parce qu’ils n’ont pour s’exprimer du fond de leurs années-lumière
Que le scintillement d’un coeur
Obscur pour les autres hommes510.

L’inversion est accomplie : l’étoile possède un riche vocabulaire et l’homme, pour se dire, doit se contenter d’un «  scintillement ».

Entre les vivants et les morts, les attributs vont aussi circuler et les rôles permuter. Sous le regard des défunts, les vivants deviennent aussi immatériels que des esprits : « ‘nous te sommes soudain devenus transparents’ », déclare le poète à l’ombre de Ricardo Güiraldes, écrivain argentin mort prématurément. De même, aux yeux du « Ressuscité » — un mort, en fait, mais débordant de vie —, les vivants semblent des fantômes :

Ne me répliquez pas que je suis un mensonge
Je vis plus fort que vous, j’ai fait le tour du sort,
C’est vous qui ressemblez aux figures des songes511.

On voit que les relations les plus déterminantes pour notre perception du monde sont soumises à des inversions. C’est aussi le cas de la paire animé / inanimé :

Les marbres sont descendus dans la rue
Tout emmêlés aux bronzes florentins
Bien plus vivants que les vivants timides [...],
Pâles vivants plus morts que tous les morts512.

Comme l’écrit James A. Hiddleston,

‘[d]ans « Statues à Venise », il y a comme un renversement de l’ordre naturel. Les statues quittent leurs socles pour descendre dans la rue comme les humains, tandis que ceux-ci se solidifient et se transforment en statues.513

Ainsi les statues vont-elles arpenter la ville sous le regard fixe, déjà minéral, des hommes :

Chaque statue s’arrache à ses assises
Et sur la place un vent marmoréen
Fige, avançant, les hommes incertains514.

La relation entre l’homme et Dieu n’est pas plus conforme à la tradition, ce qui suscite chez le premier cette interrogation :

Qui suis-je dans l’ombre égoïste
Pour traiter d’égal à égal
Ce Dieu qui soudain me résiste
Ou c’est moi qui lui fais du mal ?515

Certes, l’inversion n’est pas parfaite, dans la mesure où la verticalité a été remplacée par une négociation horizontale. Le paradoxe échange néanmoins les rôles, puisque Dieu, vulnérable malgré tous ses efforts, apparaît comme une victime possible de l’insouciance et de l’égoïsme humains. Sans doute le renversement n’est-il qu’approximatif dans le dernier vers, puisque, selon la représentation dominante, Dieu n’utilise pas sa toute-puissance pour faire du mal aux hommes. Il reste que le modèle tend à la permutation des rôles. Ces quelques vers le confirment :

Ecoute, Dieu de la lunette,
C’est un homme qui t’a surpris,
Ne lèveras-tu pas vers lui
Ton regard et ta large tête516.

Un nouveau pas a été franchi. Cette fois, la relation verticale est maintenue, mais c’est Dieu qui est invité à lever la tête vers l’homme ; autrement dit, le texte a renversé la conception traditionnelle selon laquelle Dieu condescendrait parfois à baisser les yeux vers ses créatures implorantes. D’autres séquences révèlent une relation inversée entre Dieu et l’homme. Le Créateur aspire à imiter sa créature :

Je voudrais adopter ses gestes517

et dans un élan d’humilité, il implore sa miséricorde :

Ayez pitié de votre Dieu qui n’a pas su Vous rendre heureux518

sur un ton plein de respect, à en juger par la majuscule (Vous). Il n’est donc pas étonnant que se profile la question paradoxale qui menace toute religion : qui de l’homme ou de Dieu a créé l’autre ? La fragilité, les insatisfactions et les aveux d’impuissance du prétendu Créateur invitent à penser qu’il est l’oeuvre de l’homme et non l’inverse :

N’oublie pas non plus tous ceux
Dont les trop dures besognes
Ne leur permettent qu’un Dieu
Cruel, sur lequel ils cognent
Dans l’ombre des malheureux519.

Ce point de vue « sociologique » aboutit, quelques vers plus bas, à ce verdict lapidaire : « Dieu de l’homme ». Par rapport au modèle traditionnel, l’inversion est accomplie.

Notes
488.

« À Lautréamont », Gravitations, p. 222.

489.

« Le monde allait à reculons... », Le Corps tragique, p. 604.

490.

« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588. Convenons que dans cet exemple l’inversion peut prêter à discussion, puisque l’avenir est par nature voué à devenir du passé. Il reste que, selon la représentation dominante, le temps s’écoule du passé vers le présent et du présent vers le futur, comme en témoigne l’orientation de l’axe temporel dans les frises historiques et les schémas linguistiques.

491.

« La Giralda », Oublieuse mémoire, p. 529.

492.

« Sans nous », 1939-1945, p. 430.

493.

« Le Corps », La Fable du monde, p. 374.

494.

« Paris », Naissances, p. 554.

495.

« Rien qu’un cri différé qui perce sous le coeur... », La Fable du monde, p. 380.

496.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.

497.

« L’Antilope », Les Amis inconnus, p. 334.

498.

« La Promenade dans l’escale », Poèmes, p. 98.

499.

« Hommage à la vie », 1939-1945, p. 427.

500.

Gravitations, p. 208-209.

501.

Yves-Alain Favre, op. cit., p. 10.

502.

« Testament », 1939-1945, p. 469.

503.

« Comme une bienveillante et magnifique fleur... », Comme des voiliers, p. 21.

504.

« Je vous rêve de loin, et, de près, c’est pareil... », Oublieuse mémoire, p. 487.

505.

Cf. définition in B. Dupriez, Gradus - Les procédés littéraires (Dictionnaire), U.G.E., 10 / 18, p. 110 : « Dans deux séquences verbales syntaxiquement identiques, deux éléments de même fonction ont été permutés ».

506.

« À un poète », Oublieuse mémoire, p. 533.

507.

« Confusion », Oublieuse mémoire, p. 535.

508.

« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 360-361.

509.

C’est l’auteur qui souligne.

510.

« Solitude », Gravitations, p. 324. On pourra certes objecter que, en toute rigueur, le terme de séquence ne convient pas ici, puisque le second segment ne fait pas immédiatement suite au premier. Il nous semble néanmoins préférable pour la cohérence du propos de ne pas écarter ce type de configuration, ce qui nous amène à substituer au critère de la continuité au sens strict celui, plus souple et en l’occurrence plus opératoire, de la perceptibilité. En d’autres termes, deux formules séparées par quelques vers seront perçues comme deux éléments d’un même ensemble lorsque chacune aura besoin de l’autre pour prendre tout son sens.

511.

« Le Ressuscité », 1939-1945, p. 447.

512.

« Statues à Venise », Le Corps tragique, p. 595.

513.

Op. cit., p. 149.

514.

« Statues à Venise », Le Corps tragique, p. 595.

515.

« Dieu derrière la montagne », Le Corps tragique, p. 598.

516.

« Dans une goutte de la mer... », La Fable du monde, p. 371-372.

517.

« Dieu pense à l’homme », La Fable du monde, p. 354.

518.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 369.

519.

« N’oublie pas non plus tous ceux... », La Fable du monde, p. 371.