De toute évidence, la pratique inversante joue dans le code textuel un rôle majeur. Rien de plus normal : son importance reflète celle des forces centrifuges qu’elle contribue à actualiser. Mais celles-ci, très diversifiées, se manifestent aussi à travers une opération logique plus complexe :
Paroxysme de la dynamique dissociative, ce modèle redistributif présente un schéma moins lisible que les précédents : il propose en effet des « échanges » très désordonnés et sans réciprocité directe. Est-on fondé, par conséquent, à le ranger parmi les modèles dissociatifs paradoxaux 521 ? Le critère énoncé plus haut (au moins une isotopie doit émerger de la séquence) en décidera. Certes, les « échanges » se font dans une sorte de fièvre, si bien que la symétrie, souvent garante de la cohésion isotopique, n’a plus cours. Il reste que certaines continuités se dégagent, où s’indexent des termes (orme et bourgeons, fleuve et poissons) répartis dans les thèmes et les rhèmes, de sorte que s’ébauchent des équilibres et que se tempèrent par des jeux d’écho les aléas de la redistribution.
Bref, inversions simples, permutations croisées ou échanges multidirectionnels démontrent que le champ de la dissociation paradoxale ne se limite pas à la seule disjonction. À travers ces nouvelles opérations, le texte reconfigure des oppositions construites empiriquement ou héritées de la tradition. La pratique de ces paradoxes, parfois ludique, parfois plus sérieuse, voire douloureuse, induit dans tous les cas une redéfinition originale des rôles. Conséquences de l’absence de limites au sein de toute structure, ces permutations et redistributions participent donc largement de la dynamique centrifuge paradoxale que l’on a définie plus haut comme l’une des caractéristiques fondamentales de l’univers de Supervielle.
« Échanges », Le Forçat innocent, p. 288.
Paul Viallaneix répond indirectement à la question en prêtant à Supervielle le désir d’introduire un peu de variété dans un monde qui ne sait que se répéter : « Il est bon et juste que la fable accomplisse joyeusement le voeu du pâtre de Virgile :
Nunc et oves ultro fugiat lupus, aurea durae
Mala ferant quercus, narcisso floreat alnus.
“Désormais que le loup prenne la fuite devant les moutons, que les chênes durs portent des pommes dorées, que le narcisse fleurisse sur l’aulne...”
On peut compter sur Supervielle pour célébrer, dans le registre de la fantaisie, l’impatience que la fuite sempiternelle des moutons devant le loup, la fidélité de la pomme au pommier, l’obéissance des choses à leur nature et des êtres à leur destin finit par éveiller chez les“hommes tranquilles” » (op. cit., p. 9). De ce point de vue, les séquences redistributives s’avèrent paradoxales, dans la mesure où elles rompent avec « l’ordre des choses » et avec la doxa qui le reflète.