Quant à l’organisation thématique du « discours » tenu par les séquences inversantes et redistributives, elle se focalise autour de deux pôles que l’on pourrait formaliser ainsi, après le Groupe µ : cosmos / anthropos 559 — à condition de rattacher au cosmos la dimension temporelle. Le premier pôle relève en effet de la nature au sens large et notamment du temps560, à la fois comme élément constitutif d’un univers et en tant que repère. Les séquences concernent d’une part la nature sous son aspect le plus païen, le plus intensément vivant561 avec ses océans562, ses animaux563, ses arbres564 et ses fruits565 et le plus global (on dit alors ‘« le monde’ »566), d’autre part le territoire de l’homme, ses campagnes et ses édifices567. C’est que face à la nature, l’homme représente le deuxième pôle — entendons l’homme dans sa totalité, c’est-à-dire dans son horizontalité (le voyageur dans ses errances568 et dans les relations qu’il esquisse avec autrui569, dans sa profondeur, lorsque son affectivité se manifeste570 et dans sa verticalité, quand l’âme se laisse entrevoir571, qu’une inquiétude spirituelle s’exprime572 ou que s’ébauche un dialogue avec Dieu 573.
À première vue, l’équilibre semble régner entre cosmos et anthropos. En réalité, c’est plutôt d’une correspondance qu’il faudrait parler. Car les effets des paradoxes inversants et redistributifs se font sentir sur chacun des deux pôles. Ainsi le cosmos poétique prend-il volontiers le contre-pied de celui que nous expérimentons au quotidien, tandis que s’élargit spectaculairement l’éventail des possibles. Voici par exemple que le temps se laisse remonter et que les grands règnes de la nature échangent leurs productions. Dans un cadre aussi ductile, l’homme va spontanément faire preuve de souplesse, d’empathie et d’imagi-nation : il inverse les rôles traditionnels, éprouve les émotions de ses proches, mais aussi invente une nouvelle façon d’appréhender l’espace et instaure avec Dieu des relations complexes et originales. Bref, si ces paradoxes jouent un rôle, c’est bien dans l’élaboration d’un univers et d’un homme poétiques qui se rejoignent ou du moins se répondent dans leur expérience de la liberté.
Sur cette opposition et sur le rôle médiateur du logos, v. Rhétorique de la poésie, Éditions Complexe, 1977, passim et en particulier p. 85 et suiv.
Pour illustrer ce développement, on se bornera à rappeler ici et dans les notes suivantes des exemples déjà cités :
« L’avenir sans un pli glisse vers le passé »
(« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588).
Cf. : « Et la pierre eut des glands,
Et l’orme des poissons,
Les rochers, des bourgeons,
Le fleuve, des montagnes »
(« Échanges », Le Forçat innocent, p. 287).
Cf. :« Prenant la mer un peu à l’écart
Je lui fais signe d’entrer ruisselante dans l’entonnoir de mon esprit »
(« Un homme à la mer », Gravitations, p. 225).
Cf. :« L’antilope avance vers le tigre,
Le rassure et lui rend l’équilibre »
(« L’Antilope », Les Amis inconnus, p. 334)
Cf. :« Mais le ciel dans le haut en branches le divise »
(« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352).
V. ci-dessus la note 283. Cf. aussi « Échanges », Le Forçat innocent, p. 288.
« Le monde allait à reculons... », Le Corps tragique, p. 604.
Cf. :« L’église sentait le foin
Et la campagne, l’encens »
(« Confusion », Oublieuse mémoire, p. 535).
Cf. :« C’est beau [...]
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivages
À d’errants continents »
(« Hommage à la vie », 1939-1945, p. 427).
Cf. :« Ce nègre me fera l’aumône
Du contenu de son panier »
(« La Promenade dans l’escale », Poèmes, p. 98).
Cf. « Et que mes yeux soudain s’emplissent de tes larmes... »
(« Comme une bienveillante et magnifique fleur... », Comme des voiliers, p. 21).
« Vos vers battent des cils,
Vos yeux chantent et vibrent »
(« À un poète », Oublieuse mémoire, p. 533).
Cf. :« La foule entière et sans bigarrures de l’âme
Qui tire sa couleur de l’iris de nos yeux »
(« Rien qu’un cri différé qui perce sous le coeur... », La Fable du monde, p. 380)
Cf. : « Qui suis-je dans l’ombre égoïste
Pour traiter d’égal à égal
Ce Dieu qui soudain me résiste
Ou c’est moi qui lui fais du mal ? »
(« Dieu derrière la montagne », Le Corps tragique, 598)
Cf. : « Écoute, Dieu de la lunette,
C’est un homme qui t’a surpris,
Ne lèveras-tu pas vers lui
Ton regard et ta large tête »
(« Dans une goutte de la mer... », La Fable du monde, p. 371-372).