3. La conjonction des contradictoires

Mais plus encore que les contraires, le texte se plaît à réunir les contradictoires. Bornons-nous pour l’instant à quelques exemples :

Feux noirs d’un bastingage
Etonnés mais soumis
À la loi des orages592
Morts aux postures contraintes et gênés par trop d’espace,
Ô vous qui venez rôder autour de nos positions593
Mais si tu veux y voir clair, il faut venir tous feux éteints 594.

Toutes les rencontres lexicales de ce type ne présentent évidemment pas la même lisibilité. La conjonction des contradictoires soulève notamment la question du niveau des paradoxes : outre des unités facilement isolables, le texte recèle de nombreuses configurations dans lesquelles plusieurs paradoxes sont combinés et si étroitement liés qu’il devient impossible de détacher la séquence de bas niveau de l’ensemble qui l’inclut. Du point de vue de l’organisation logique de ces configurations, quatre cas sont à distinguer : les trois premiers types peuvent être symbolisés par les motifs de la chaîne, de la boucle et du réseau et le dernier regroupe les paradoxes gigognes. Les modèles suivants se dégagent, par conséquent : la succession, la circularité, l’intrication et l’inclusion, comme l’illustrent les citations suivantes :

Une oreille pour silences et fermée à tous les bruits595 [1]
Grand cheval galopant sur place à toute allure596 [2]
Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire597 [3]
Pour une nuit où tremble un lunaire soleil 598 [4].

Dans le premier de ces exemples, les deux syntagmes (pour silences et fermée à tous les bruits) forment avec le nom oreille deux paradoxes de même statut qui se succèdent et se renforcent mutuellement. Il n’en va pas de même dans les suivants, où le schéma logique s’est complexifié. À travers les deux oxymores imbriqués galopant sur place à toute allure s’installe dans le discours une sorte de circularité, puisque le dernier élément (à toute allure) fait écho au premier (galopant). La configuration ne se construit pas ici d’après le modèle de l’addition, de la redondance, mais selon le schéma alternatif de l’affirmation-négation-affirmation. Quant au troisième exemple, on y voit deux apostrophes Pâle soleil d’oubli et lune de la mémoire tisser tout un réseau de paradoxes : d’une part soleil et lune sont tenus pour équivalents, de même que mémoire et oubli, d’autre part, le soleil, symbole de puissance, est associé à l’oubli, c’est-à-dire à l’effacement, à la disparition, et la lune, emblème de la rêverie, à la mémoire, donc à une énergie garante de continuité. Bref, la logique du texte préfère ici l’enchevêtrement des paradoxes à leur simple juxtaposition. Enfin, dans le dernier exemple, l’un des composants de la séquence contient lui-même une formule paradoxale. Autrement dit, deux « paradoxes gigognes » se dessinent, qui, loin de s’additionner, voient plutôt leurs effets se tempérer, puisqu’en prolongeant nuit, l’adjectif lunaire atténue le sémantisme de soleil et par là pose une continuité, jette une « passerelle » entre les deux pôles de la formule.

Notes
592.

« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.

593.

« Oloron-Sainte-Marie », Le Forçat innocent, p. 258.

594.

« Au soleil », Le Corps tragique, p. 625

595.

« Maladie », 1939-1945, p. 466.

596.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 510.

597.

« Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire... », Oublieuse mémoire, p. 485.

598.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.