1. Structures lexicales

A. Paradoxe et antonymie

Certaines structures lexicales reflètent très lisiblement la matrice logique. Il en est ainsi, par exemple, lorsque le texte construit ses paradoxes sur le rapport d’antonymie :

Parce qu’hier était pour nous comme demain 620
— C’est nuit à notre usage et touchante, ô lointaine
Par elle tu deviens notre proche promise621
Je crains qu’à la moindre indolence
Je ne devienne du silence,
Je le crains et je le souhaite 622
Que puis-je moi qui suis un souvenir
Pourtant vivant, à cent lieues à la ronde,
Et pourtant mort, partout en devenir623.

Parfois, comme pour souligner l’opposition lexicale, une base et un dérivé se répondent :

Mais, ô raison, n’es-tu pas déraison
Qui dans mon crâne aurait changé de nom [...] ?624
Ne serais-je plus certain
Que des formes incertaines ?625

Le rapport paradoxal se complique ou se brouille légèrement lorsque la conjonction s’accomplit grâce à la polysémie de l’un des antonymes :

Quelques jeunes chiens dans la cour
Font mine de se battre pour
Un os pelé, vieux solitaire,
Tandis que leur mère, au soleil,
Les voit, en son demi-sommeil,
Le front plissé, doux et sévère 626.

Sévère doit-il se comprendre comme le synonyme de strict ou d’austère ? Seule la première de ces lectures induit un paradoxe, mais le contexte ne permet pas de trancher. Le paradoxe est à ce prix — bien léger, en vérité, car la poésie fait par nature bon ménage avec l’ambiguïté et la polysémie627.

De même, le jeu sur les sens propre et figuré peut faciliter le rapprochement des contraires :

Sous les yeux des vivants les livres qui se ferment
Deviennent des chevaux au milieu de lanternes
Et l’on monte dessus pour bien mieux s’égarer,
Et se trouver enfin, fraîches les deux oreilles,
Corps galopant au fond de l’aube qu’on réveille628.

Comment interpréter le deuxième verbe de la figure (se trouver, qui répond à s’égarer) ? Le contexte laisse au lecteur le soin de choisir — ou de ne pas choisir — entre deux acceptions, l’une purement factuelle, l’autre plus ontologique, les cavaliers découvrant alors leur vraie nature grâce à leurs chevauchées aventureuses. Ici encore, le paradoxe a partie liée avec une ambiguïté habilement ménagée.

Ajoutons pour mémoire que la figure peut à l’occasion s’affranchir d’une symétrie trop parfaite et mettre en relation un lexème et une expression :

Derrière ce ciel éteint et cette mer grise
[...]
il y a [...]
... de purs ovales féminins qui ont la mémoire de la volupté 629.
Notes
620.

« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », Les Amis inconnus, p. 310.

621.

« À la nuit », p. 474.

622.

« Rochers », Le Corps tragique, p. 594.

623.

« Pour ces yeux verts, souvenir de quels mondes... », Le Corps tragique, p. 627.

624.

« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.

625.

« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.

626.

« Printemps », Comme des voiliers, p. 41.

627.

Dans son recensement des traits du « langage expressif », dont la poésie serait la forme la plus accomplie, Philip Wheelwright cite « la pluralité de sens au sein même d’un seul contexte » (Tzvetan Todorov, « Le discours de la poésie », Poétique, n° 28, 1976, p. 388).

628.

« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.

629.

« Derrière ce ciel éteint », Débarcadères, p. 126.