B. Les contradictoires dans le paradoxe conjonctif

Mais plus encore que les contraires, le texte se plaît à conjoindre les contradictoires. Ceci implique un déplacement du rapport paradoxal, ou plus exactement un changement de niveau : les mots ou les expressions ne s’opposent plus diamétralement, mais de vives tensions se produisent entre les traits sémiques. L’un des termes présente alors dans son signifié un trait parfaitement opposé au sème nucléaire d’un ou plusieurs lexèmes voisins. L’ensemble peut évidemment composer un oxymore si la syntaxe s’y prête et si la tension lexicale est assez forte :

[...] le détail a sa grande importance630
Voyez-moi [...]
l’horrible beauté d’un palais trop sûr631
Bonnes batailles pacifiques
[...]
Où les braves se portent bien !632

Ici encore, le schéma peut s’appuyer sur des éléments hétérogènes, tels qu’un lexème d’une part et toute une expression de l’autre :

S’éteint quelque merveille
Qui préfère mourir
Pour ne pas nous trahir
En demeurant pareille 633
Ô bestiaire malfaisant
Et qui s’accroît chemin faisant,
Bestiaire fait de bonnes bêtes 634.

Les séquences de ce type présentent parfois un déséquilibre encore plus marqué ; deux versets de longueur très inégale peuvent se répondre :

Comme il se contorsionne l’arbre, comme il va dans tous les sens,
Tout en restant immobile !635

ou un seul mot contraster avec le reste du vers :

Elle se dresse, elle tourne et tout cela, immobile 636 .

On le voit, la conjonction des contradictoires admet des variantes. Le schéma s’accommode d’ailleurs de formes plus ou moins diffuses lorsqu’il s’appuie à la fois sur les dénotations et les connotations :

Le ciel mouillait à tort et à travers
Le grand matin noir et plein d’innocence 637.

Ici le rapport paradoxal n’est pas produit par les seuls signifiés dénotatifs (matin vs noir) : il s’établit aussi entre la dénotation de plein d’innocence et la connotation de noir, couleur emblématique de la menace et de la négativité. De même, dans « ‘bon sourire obscur’ »638 , le deuxième adjectif connote la persistance d’un mystère, d’un secret plus ou moins inquiétant qui contraste avec la dénotation du nom. Une tension similaire s’installe dans :

Nous luisons comme la mort639

entre la dénotation du verbe luire et la connotation du comparant mort ou encore dans ce vers de « Premiers jours du monde » :

Et partout Dieu s’efface640

entre le substantif, qui renvoie à un être omnipotent et rayonnant, et le verbe, qui suppose l’humilité, voire la timidité.

Notes
630.

« La Promenade à terre », Poèmes, p. 62.

631.

« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », Poèmes, p. 72.

632.

« L’Arrivée », Poèmes, p. 95.

633.

« Paris », 1939-1945, p. 410.

634.

« Quand le cerveau gît dans sa grotte... », Le Corps tragique, p. 594.

635.

« L’Arbre », Les Amis inconnus, p. 343.

636.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

637.

« Je me souviens — lorsque je parle ainsi... », Les Amis inconnus, p. 317.

638.

« Sécheresse dans la pampa », Comme des voiliers, p. 40.

639.

« La Terre », Débarcadères, p. 143.

640.

« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 361.