D. L’inversion paradigmatique

Autre cas de figure : le poème propose un environnement contraignant qui exige un mot bien défini, mais celui-ci se dérobe et fait surgir son contraire, lequel entre évidemment dans un rapport de tension avec le microcontexte. Le résultat est parfois des plus surprenants, notamment quand le mot commandé par le contexte formerait avec lui un stéréotype, un cliché. Tel est le cas lorsqu’est évoqué « ‘le silence qui gronde’ »642 ou quand, dans « Le Portrait », l’énonciateur,

Debout sur des toits glissants,
Les deux mains en porte-voix et sur un ton courroucé,

s’efforce de « ‘dominer le silence assourdissant’ »643. Il n’est du reste pas exceptionnel que le silence s’impose là où le contexte laisserait attendre son contraire :

Dis donc n’as-tu pas remarqué
Qu’ils font un drôle de silence [...] ?644
Mais aucun silence ne lui parvenait645.

L’amour et l’amitié donnent lieu à des séquences du même type :

Et puis je vous oublie
Le plus fort que je peux646
Tu cherches qui pourrait
Te servir de bourreau
Et ton meilleur ami
A le regard qu’il faut.647
« Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »648

Selon le même schéma, une formule figée peut être renversée :

Pêle-mêle et remplis de zèle
Mais à l’impossible tenus 649.

Dans ce dernier exemple, l’intertexte se livre sans détour : « À l’impossible nul n’est tenu ». Le procédé consiste donc à prendre à revers les lieux communs, ce qui, fort logiquement, se révèle un moyen efficace de produire des paradoxes. Ainsi l’homme d’âge mûr s’exclame-t-il devant les « ‘nubiles filles de [s]es ondes’ » :

Comme l’âge mal nous sépare !650

Ce jeu sur les stéréotypes est susceptible de se compliquer, comme dans « Les Chevaux du Temps » :

Ils tournent vers ma face un oeil reconnaissant
Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse651.

Le recours à l’expérience, au vécu, pourrait nous suggérer que la faiblesse produit une sensation de manque plutôt que de plénitude ; en d’autres termes, le verbe remplir aurait ici une connotation positive entrant en conflit avec la dénotation de son complément faiblesse. Mais ce n’est pas tout : derrière cette formule se devine l’expression stéréotypée vider de ses forces, sur laquelle le texte a procédé à une double inversion paradigmatique, chacun des deux termes convoquant à sa place son antonyme. Bel exemple de « paradoxe intertextuel », selon la formule de Ronald Landheer dans « Le paradoxe : un mécanisme de bascule »652 .

Notes
642.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.

643.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

644.

« Le Galop souterrain », Naissances, p. 557.

645.

« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.

646.

« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.

647.

« Tu t’accuses de crimes... », Le Forçat innocent, p. 263.

648.

« Les Amis inconnus », p. 300.

649.

« L’Escalier », L’Escalier, p. 571.

650.

« Visages », 1939-1945, p. 451.

651.

Les Amis inconnus, p. 300.

652.

In Ronald Landheer et Paul J. Smith (sous la dir. de), Le Paradoxe en linguistique et en littérature, op. cit., p. 114.