Au reste, le paradoxe ne se limite pas aux constituants de la phrase. Sa logique l’amène aussi à s’inscrire au niveau inférieur, c’est-à-dire entre les constituants du syntagme. Ainsi, à l’intérieur du GV, les exemples ne manquent pas où le verbe forme avec son régime une séquence paradoxale :
Le paradoxe peut même s’appuyer sur un verbe d’état, comme dans ces vers où le texte joue avec la durée et transcende — non sans peine, d’ailleurs — la fameuse alternative être ou avoir été :
Toujours à l’intérieur du groupe verbal, la tension paradoxale concerne parfois le COD et son attribut :
Mais le paradoxe investit de préférence le syntagme nominal. La tension se situe alors entre le noyau et son expansion, et notamment entre le nom et son complément :
La structure est assez féconde : « ‘le temps des métamorphoses’ » se caractérise par un « ‘ordre de fous’ »714, la lumière du soleil devient le « ‘voile du jour’ »715, dans la rue battent des « ‘papillons de pierre’ »716 et le « ‘bas des cieux’ » est parcouru par les « ‘aigles du nadir’ »717.
Le paradoxe peut aussi naître du rapport entre le nom et la relative qui le suit :
De même, l’adjectif détaché permet de vives tensions sémantiques à l’intérieur du groupe nominal :
La prédilection de Supervielle va néanmoins au plus énergique et au plus limpide des paradoxes, celui qui consiste, sous la forme canonique de l’oxymore, à rapprocher un nom et un adjectif issus des deux pôles d’une même structure duelle :
La figure atteint une fréquence élevée. Dans les premiers recueils sont évoqués « ‘l’horrible beauté’ ‘ d’un palais trop sûr’ »728, de « ‘Bonnes ’ ‘batailles pacifiques’ »729, « ‘les ’ ‘horizons verticaux’ »730 du fond des mers ou les « ‘feux noirs’ ‘ d’un bastingage’ »731, et dans la deuxième moitié de l’oeuvre, un « ‘tombeau / Vivant’ »732, une « ‘Verticale tombe’ »733, un « ‘explicite mutisme’ »734, un « ‘paisible délire’ »735, une « ‘boueuse gloire’ »736, une « ‘familière inconnue’ » 737 et de « ‘sombres soleils’ »738. Bref, tout porte à penser que ces vers à la fois contiennent et illustrent l’un des principes fondamentaux de l’art poétique de Supervielle :
Rien de figé, cependant, dans ces groupes nominaux paradoxaux, puisque la tension peut aussi se produire entre deux expansions, comme ici entre un adjectif et une relative :
De même, deux adjectifs contradictoires peuvent être jumelés :
Dans ce cas, il arrive que le texte joue sur la polysémie de l’un des deux antonymes pour les rapprocher. Ainsi, dans « Alarme », le contexte invite à prendre long au sens spatial, sans pour autant neutraliser complètement sa valeur temporelle :
Par là il se confirme que le paradoxe conjonctif ne dédaigne pas les ambiguïtés du système — mais est-ce bien étonnant pour une figure qui, pour dépasser la dualité, commence par la prendre à son compte ?
Autre modèle plus complexe mais plus rare : trois épithètes sont associées et la tension paradoxale se produit entre la première et les deux suivantes :
Enfin, à un niveau encore inférieur, le choc paradoxal peut provenir des compléments de l’adjectif :
« Le Gaucho », Débarcadères, p. 130.
« Une étoile tire de l’arc », Gravitations, p. 165.
« Observatoire », Gravitations, p. 186.
« Le Petit Bois », 1939-1945, p. 414.
« Fugitive naissance », Naissances, p. 545.
« Pins », 1939-1945, p. 433.
« Arbres dans la nuit et le jour », 1939-1945, p. 432.
« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », Le Corps tragique, p. 597.
« Le Temps des métamorphoses », 1939-1945, p. 431.
« Lettre à l’étoile », La Fable du monde, p. 388 et « Du fond des âges », À la nuit, p. 479.
« Dans la rue », Oublieuse mémoire, p. 518.
« Aérien bestiaire », 1939-1945, p. 440.
« Quatorze voix en même temps... », Le Forçat innocent, p. 277.
« France », 1939-1945, p. 416.
« L’Interlocutrice incertaine », L’Escalier, p. 583.
« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588.
« Un arbre est une bête... », Le Corps tragique, p. 605.
« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.
« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.
« Guerre et paix sur la terre », Oublieuse mémoire, p. 528.
« Shéhérazade parle », L’Escalier, p. 578.
« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », Poèmes, p. 72.
« L’Arrivée », Poèmes, p. 95.
« Le Portrait », Gravitations, p. 160.
« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.
« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.
« Céleste apocalypse », 1939-1945, p. 418.
« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 459.
« Cependant que j’écris un géant m’examine... », Oublieuse mémoire, p. 501.
« La Terre », Oublieuse mémoire, p. 512.
« À la femme », Oublieuse mémoire, p. 534.
« Confiance », Naissances, p. 555.
« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.
« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.
« Dans le pré rougi de coquelicots... », Comme des voiliers, p. 24.
« Coeur », Le Forçat innocent, p. 238.
« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.
Gravitations, p. 203.
« Mon Dieu », L’Escalier, p. 584.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.