C. Les relations paradoxales à l’intérieur du syntagme

Au reste, le paradoxe ne se limite pas aux constituants de la phrase. Sa logique l’amène aussi à s’inscrire au niveau inférieur, c’est-à-dire entre les constituants du syntagme. Ainsi, à l’intérieur du GV, les exemples ne manquent pas où le verbe forme avec son régime une séquence paradoxale :

L’horizon déménageait sa fixité hors d’usage706
Une étoile tire de l’arc
Perçant l’infini de ses flèches707
Plus tard vous étiez si près
Que j’entendais votre silence 708.

Le paradoxe peut même s’appuyer sur un verbe d’état, comme dans ces vers où le texte joue avec la durée et transcende — non sans peine, d’ailleurs — la fameuse alternative être ou avoir été :

Mon Dieu comme c’est difficile
D’être un petit bois disparu709.

Toujours à l’intérieur du groupe verbal, la tension paradoxale concerne parfois le COD et son attribut :

Il n’a pour bouclier que le duvet des fruits 710.

Mais le paradoxe investit de préférence le syntagme nominal. La tension se situe alors entre le noyau et son expansion, et notamment entre le nom et son complément :

J’ignore les questions
De votre haut mutisme711
Candélabres de la noirceur,
Hauts-commissaires des ténèbres,
Malgré votre grandeur funèbre
Arbres, mes frères et mes soeurs,
Nous sommes de même famille712
Salut, entrons tous deux dans la mort des vivants713.

La structure est assez féconde : « ‘le temps des métamorphoses’ » se caractérise par un « ‘ordre de fous’ »714, la lumière du soleil devient le « ‘voile du jour’ »715, dans la rue battent des « ‘papillons de pierre’ »716 et le « ‘bas des cieux’ » est parcouru par les « ‘aigles du nadir’ »717.

Le paradoxe peut aussi naître du rapport entre le nom et la relative qui le suit :

Jamais vous ne pourrez l’atteindre
Dans les lointains qui sont en lui 718
Et tu sors d’une nuit qui te brûle les yeux 719
Quel est ce crime qui m’allège [...] ? 720
Ô gravité de vivre, impasse qui délivre 721 .

De même, l’adjectif détaché permet de vives tensions sémantiques à l’intérieur du groupe nominal :  

Immobiles, ses pas
Qui cherchent une issue722.

La prédilection de Supervielle va néanmoins au plus énergique et au plus limpide des paradoxes, celui qui consiste, sous la forme canonique de l’oxymore, à rapprocher un nom et un adjectif issus des deux pôles d’une même structure duelle :

S’assurant de ses montagnes,
De ses fleuves, ses forêts,
Attisant sa flamme obscure
Où se chauffe le futur
(Il attend que son tour vienne)723
Je suis l’errant en soi-même et le grouillant solitaire 724
Mon sang noircit d’un sombre éclat 725
Et ils n’en finissent plus de descendre en courant dans le plus grand tumulte silencieux 726
Que de silence à remonter
Pour changer mes étoiles noires
En votre vivante clarté [...] !727

La figure atteint une fréquence élevée. Dans les premiers recueils sont évoqués « ‘l’horrible beauté’ ‘ d’un palais trop sûr’ »728, de « ‘Bonnes ’ ‘batailles pacifiques’ »729, « ‘les ’ ‘horizons verticaux’ »730 du fond des mers ou les « ‘feux noirs’ ‘ d’un bastingage’ »731, et dans la deuxième moitié de l’oeuvre, un « ‘tombeau / Vivant’ »732, une « ‘Verticale tombe’ »733, un « ‘explicite mutisme’ »734, un « ‘paisible délire’ »735, une « ‘boueuse gloire’ »736, une « ‘familière inconnue’  » 737 et de « ‘sombres soleils’ »738. Bref, tout porte à penser que ces vers à la fois contiennent et illustrent l’un des principes fondamentaux de l’art poétique de Supervielle :

Il est place en ces vers pour un jour étoilé,
Pour une nuit où tremble un lunaire soleil 739.

Rien de figé, cependant, dans ces groupes nominaux paradoxaux, puisque la tension peut aussi se produire entre deux expansions, comme ici entre un adjectif et une relative :

Je m’en vais vers un pays
Où sans rames l’on aborde,
Où le marin n’obéit
Qu’à de confuses paroles
Qui restent claires pour lui 740.

De même, deux adjectifs contradictoires peuvent être jumelés :

En tes yeux d’avril j’oublierai l’automne,
En tes yeux si noirs et si lumineux 741
Comment vous remonter,
Rivières de ma nuit
Retournant à vos sources,
Rivières sans poissons
Mais brûlantes et douces 742
Je cherche une Amérique ardente et plus ombreuse 743.

Dans ce cas, il arrive que le texte joue sur la polysémie de l’un des deux antonymes pour les rapprocher. Ainsi, dans « Alarme », le contexte invite à prendre long au sens spatial, sans pour autant neutraliser complètement sa valeur temporelle :

Le regard de l’astronome
Émeut au fond de la nuit
Sous le feuillage des mondes
Une étoile dans son nid,
Une étoile découverte
Dont on voit passer la tête
Au bout de ce long regard
Ephémère d’un mortel744.

Par là il se confirme que le paradoxe conjonctif ne dédaigne pas les ambiguïtés du système — mais est-ce bien étonnant pour une figure qui, pour dépasser la dualité, commence par la prendre à son compte ?

Autre modèle plus complexe mais plus rare : trois épithètes sont associées et la tension paradoxale se produit entre la première et les deux suivantes :

Dieu tant de fois difficile
Et tant de fois étouffé
Attirant, triste et hostile 745.

Enfin, à un niveau encore inférieur, le choc paradoxal peut provenir des compléments de l’adjectif :

Mais le ciel dans le haut en branches le divise
Porteuses d’équilibre et de confusion 746.
Notes
706.

« Le Gaucho », Débarcadères, p. 130.

707.

« Une étoile tire de l’arc », Gravitations, p. 165.

708.

« Observatoire », Gravitations, p. 186.

709.

« Le Petit Bois », 1939-1945, p. 414.

710.

« Fugitive naissance », Naissances, p. 545.

711.

« Pins », 1939-1945, p. 433.

712.

« Arbres dans la nuit et le jour », 1939-1945, p. 432.

713.

« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », Le Corps tragique, p. 597.

714.

« Le Temps des métamorphoses », 1939-1945, p. 431.

715.

« Lettre à l’étoile », La Fable du monde, p. 388 et « Du fond des âges », À la nuit, p. 479.

716.

« Dans la rue », Oublieuse mémoire, p. 518.

717.

« Aérien bestiaire », 1939-1945, p. 440.

718.

« Quatorze voix en même temps... », Le Forçat innocent, p. 277.

719.

« France », 1939-1945, p. 416.

720.

« L’Interlocutrice incertaine », L’Escalier, p. 583.

721.

« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588.

722.

« Un arbre est une bête... », Le Corps tragique, p. 605.

723.

« 47 boulevard Lannes », Gravitations, p. 167.

724.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

725.

« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.

726.

« Guerre et paix sur la terre », Oublieuse mémoire, p. 528.

727.

« Shéhérazade parle », L’Escalier, p. 578.

728.

« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », Poèmes, p. 72.

729.

« L’Arrivée », Poèmes, p. 95.

730.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

731.

« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.

732.

« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.

733.

« Céleste apocalypse », 1939-1945, p. 418.

734.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 459.

735.

« Cependant que j’écris un géant m’examine... », Oublieuse mémoire, p. 501.

736.

« La Terre », Oublieuse mémoire, p. 512.

737.

« À la femme », Oublieuse mémoire, p. 534.

738.

« Confiance », Naissances, p. 555.

739.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.

740.

« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.

741.

« Dans le pré rougi de coquelicots... », Comme des voiliers, p. 24.

742.

« Coeur », Le Forçat innocent, p. 238.

743.

« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.

744.

Gravitations, p. 203.

745.

« Mon Dieu », L’Escalier, p. 584.

746.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.