D. La combinaison de plusieurs séquences

Devant un tel éventail de structures, comment le texte procède-t-il pour combiner plusieurs paradoxes conjonctifs dans une même phrase ? Les deux stratégies opposées se rencontrent : la répétition et la diversification. Dans le premier cas, la structure engendre des paradoxes en série en se démultipliant. Dans la première strophe de « L’oiseau de vie », par exemple, le patron syntaxique consiste à coordonner des couples de verbes antinomiques :

Oiseau secret qui nous picores
Et nous fais vivre en même temps,
Toi qui nous ôtes et nous rends
D’un bec qui nourrit et dévore 747.

Mais le texte sait aussi diversifier ses paradoxes, comme dans ce distique du Corps tragique, où des relations paradoxales s’instaurent successivement entre déterminant et déterminé, puis entre GV et circonstant :

Salut, entrons tous deux dans la mort des vivants,
Dans un monde où l’on respire, en suffoquant 748.

De même, « À la Femme » propose des séquences syntaxiquement variées, séparées d’abord par quelques vers, puis s’enchaînant les unes aux autres :

Ô familière inconnue !
[...]
Approchante, tu t’éloignes,
[...]
Tu te mires, c’est une autre
Qui du miroir [...]
Sort [...]
Ressemblante, mais changeante,
Tu me fuis et tu me hantes,
Toute face, tout profil ,
Comme prise dans les fils
Qui te tiennent et te lâchent749.

Rappelons enfin que plusieurs structures différentes peuvent se combiner dans une seule séquence et former ce que nous avons appelé des paradoxes en boucle, où chaque nouvel élément produit une tension paradoxale avec le précédent. En fait, dans ces configurations se retrouve le goût du poète pour les alternances, les amples mouvements de balancier qui d’un pôle à l’autre balaient les structures binaires et se répètent sans faiblir :

Et ma tête foisonne, et mon être bourdonne
De milliers de silences, tous différents,
Ce sont les voix de ceux qui n’en ont pas encore
Et quémandent un nom pour aller de l’avant750
Et tout coeur qui s’est arrêté
Ne bat plus que d’avoir été 751

Grand cheval galopant sur place à toute allure 752

Nous qui ne pouvons rien
Que nous mettre à genoux
Nous qui ne croyons pas,
Nous qui prions pour vous753
Dans le grand mutisme des cieux
Sonne un cor très silencieux754
Petite citadelle,
Mais infiniment frêle,
Bien que, pour être juste,
Cette enfant fût robuste755.

En somme, la distorsion lexique / syntaxe semble bien constituer, par-delà la multiplicité des formes, le fondement du paradoxe conjonctif. Mais cela se vérifie-t-il dans tous les cas ? En réalité, quelques séquences très particulières dérogent à cette « règle » et produisent autrement la tension paradoxale. Celles-ci peuvent relever de stratégies très différentes.

Notes
747.

« L’Oiseau de vie », Oublieuse mémoire, p. 493.

748.

« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », Le Corps tragique, p. 597.

749.

« À la Femme », Oublieuse mémoire, p. 534. Reconnaissons cependant que ces formules n’ont pas toutes la même force dans la mesure où, parfois, la simultanéité des deux termes n’est pas clairement posée (ex. : « Toute face, tout profil »).

750.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351-352.

751.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 458.

752.

« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 510.

753.

« À nos amis hongrois », Le Corps tragique, p. 613.

754.

« Le héraut du soleil s’avance... », Le Corps tragique, p. 617.

755.

« Le Mirliton magique », Le Corps tragique, p. 629.