3. Le paradoxe énonciatif

Le paradoxe peut en outre se situer « ‘entre l’énoncé et l’acte d’énonciation’ »759. Voulant se distinguer de Claudel, dont l’humilité n’était pas, dit-on, la qualité première, Supervielle s’attribue le surnom de « Modeste » et use pour cela de la troisième personne :

Et qui connaît la longueur de ses ailes ?
C’est ce que dit Modeste Supervielle760,

quitte à ajouter aussitôt, comme effrayé par tant d’audace :

Sans être sûr, pour sûr, d’avoir raison[.]

Certes, le poème contient plus d’un trait humoristique et malicieux qui fait mieux accepter le « positionnement »761 un peu voyant de Supervielle762. Cela dit, comme l’écrit Dominique Maingueneau,

‘le fait de dire qu’on est modeste ne constitue pas un acte de modestie, il y a contradiction entre ce que dit l’énoncé et ce que montre son énonciation. On a ici affaire à ce qu’on appelle un paradoxe pragmatique, c’est-à-dire à une proposition qui est contredite par ce que montre son énonciation.763

Notons que cette tension pragmatique peut se combiner avec une forme plus canonique de paradoxe, comme dans cette séquence de La Fable du monde :

Ô Dieu très atténué764.

Le rapprochement des deux lexèmes suffirait à produire un paradoxe de bon aloi, mais en l’occurrence, le texte ne s’en satisfait pas : un paradoxe pragmatique vient à la fois le compliquer et le renforcer. L’interjection initiale atteste en effet qu’il s’agit d’une invocation, mais n’est-il pas singulier de faire appel à une puissance que l’on sait très affaiblie ? La situation de communication — un énonciateur invoquant une divinité — forme donc un paradoxe avec le plan du contenu, qui nous présente un dieu aux pouvoirs très limités.

D’ailleurs, comme pour le paradoxe dissociatif, le statut de l’énonciateur ou de l’allocutaire peut devenir ici un élément constitutif de la figure. C’est bien le cas lorsque le pronom de la première personne renvoie à Dieu :

Mais j’étais pris par la racine
Comme à un piège naturel765
Je suis un souvenir qui descend, vous vivez dans un souvenir766.

On voit où se situe la tension paradoxale : tandis que les embrayeurs réfèrent à Dieu, qu’une tradition millénaire présente comme omnipotent, plusieurs termes dénotent l’impuissance et un passéisme alangui767.

Le même phénomène s’observe avec le pronom de la deuxième personne :

Je veux t’adresser sans tarder ces humbles paroles humaines
[...]
Même si tu n’es qu’un souffle d’il y a des milliers d’années,
Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie768.

Le schéma est parfaitement lisible : un message est adressé à un Être supposé tout-puissant, mais toutes les définitions qui le concernent traduisent une passivité maussade et un pouvoir infime, épuisé par une trop longue histoire. Ailleurs, mais selon le même procédé, Dieu, traditionnellement associé à la lumière, est interpellé en ces termes :

Ô chef-d’oeuvre de l’obscur,
Tu ne veux pas qu’on soit sûr769.

D’autres allocutaires donnent lieu à de semblables paradoxes. Ainsi, quand le poète s’adresse à une étoile, sa déclaration :

Mais c’est le jour que je t’aime770

revêt des accents paradoxaux. Certes, l’attitude qui consiste à éprouver de préférence de l’affection pour les absents est psychologiquement explicable et somme toute assez répandue. Le paradoxe n’en disparaît pas pour autant. Il n’est en effet pas conforme à la représentation dominante de l’amour de dire à l’être aimé : « Je t’aime quand je ne te vois pas ».

En tant que destinataires, les arbres peuvent eux aussi contribuer à la naissance d’un paradoxe. Dans un poème de 1939-1945 intitulé « Pins », l’énonciateur, tout à fait conscient de la surdité de ses « allocutaires », n’en continue pas moins à leur adresser la parole, notamment pour faire des commentaires sur sa propre attitude :

Mais je me laisse aller
À vous parler en vers,
Je suis plus fou que vous,
Ô camarades sourds771.

Enfin, le paradoxe énonciatif de type conjonctif peut consister dans l’effacement d’une opposition fondamentale au sein de la situation de communication, comme ici entre les acteurs de l’échange (le je et le tu) et la tierce personne :

Fille de la Terre, féminine comme elle,
Qui de la tête aux pieds portes tous les climats,
Je suis pour elle un courtois étranger
Venu de quel monde avec ses ailes sauvages772.

Le texte a fait disparaître la limite entre deux catégories ne tolérant pas l’amalgame, il a conjoint le tu et le elle de sorte que le lecteur se trouve devant un obstacle à franchir pour interpréter la situation d’énonciation et identifier précisément la ou les allocutaires.

Mais tout bien considéré, cette description des paradoxes conjonctifs aux niveaux lexical, syntaxique, pragmatique et énonciatif pose une question de fond : celle de leur convergence et donc de leur nature par-delà leur caractère multiforme. La réponse, en fait, se trouve dans le contraste qui surgit dès que l’on change de niveau d’analyse : alors que les matrices conjonctives sont en tout petit nombre, le foisonnement et la multiplicité règnent à la surface du texte. Il en ressort que le paradoxe conjonctif, chez Supervielle, doit être regardé non comme une structure, mais comme une pratique. Sa grande diversité amène en effet à y voir, plutôt qu’un ou plusieurs schémas obsessionnels, la manifestation d’un trait systémique fondamental. La conséquence nous renseigne sur la cause : l’extrême variété des paradoxes conjonctifs témoigne d’un code textuel enclin à conjoindre ce que la langue commune disjoint.

Notes
759.

Dominique Maingueneau, Le contexte de l’oeuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 158.

760.

« L’Arbre-fée », Le Corps tragique, p. 621.

761.

Dominique Maingueneau, op. cit., p. 69.

762.

Ainsi quand il joue à morigéner « [s]on » Claudel :

« Tu t’es toujours pensé plus que les autres,

Ce n’est pas bien, coureur de pâtenôtres ».

763.

Dominique Maingueneau, op. cit., p. 158 (c’est l’auteur qui souligne). Précisons que ces propos, tirés d’un développement explicatif, ne visent pas les vers de Supervielle en particulier.

764.

« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.

765.

« Le Premier Arbre », La Fable du monde, p. 358.

766.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

767.

La tentation est forte d’inclure dans cette sous-catégorie des paradoxes énonciatifs à la première personne les séquences suivantes :

« Mes souvenirs frileux avec leur bon sourire

Et leur voix chevrotante [...]

Marmottent des vieux airs sur leur fragile lyre.

[...]

Je sens venir le soir, c’est l’heure fugitive

Où je tourne les yeux vers tout ce qui n’est plus... »

(« Chansons de cloches », Comme des voiliers, p. 29).

Les souvenirs évoqués dans ces vers supposent un âge avancé. Pourtant, si l’énonciateur a l’âge de l’auteur — et en l’absence d’indices contraires, on peut penser qu’ils ne font qu’un —, il est encore tout jeune : ces vers sont tirés de Comme des voiliers, publié en 1910 alors que Supervielle n’avait que vingt-six ans, et les « Notes et variantes » des OEuvres poétiques complètes nous apprennent qu’ils ont été écrits plusieurs années auparavant. On voit où se situe le paradoxe : entre les termes qui suggèrent une longue expérience et l’approche de la mort et les embrayeurs (je, mes) qui renvoient à un homme très jeune. Ce type de séquence présente néanmoins la particularité de masquer l’un des éléments produisant la tension sémantique (l’âge de l’énonciateur) de sorte que la dimension paradoxale reste sujette à caution : seuls la percevront les lecteurs connaissant l’âge du poète ou ayant su le déduire du macrocontexte (cf. par exemple « À ma grand-mère », p. 33, ou les poèmes d’amour dédiés à l’épouse que l’on devine très jeune).

768.

« Prière à l’inconnu », La Fable du monde, p. 364.

769.

« Mon Dieu », L’Escalier, p. 583.

770.

« Lettre à l’étoile », La Fable du monde, p. 387.

771.

P. 434.

772.

« La Femme planétaire », Le Corps tragique, p. 601.