C. Les séquences de longueur moyenne

La poésie de Supervielle présente aussi des séquences paradoxales d’un rythme plus ample. Comptant de dix à seize syllabes, ces suites de longueur moyenne peuvent correspondre à un décasyllabe :

Elle regardait mais voyait ailleurs795
Il faut peiner même pour ne rien faire796
Et nous restons tous deux à regarder
Notre secret si mal, si bien gardé 797
Mais, ô raison, n’es-tu pas déraison [...] ?798
Pleurer de joie, c’est pleurer de détresse799

ou bien trouver place dans un alexandrin, auquel cas plusieurs modèles entrent en concurrence. Le plus souvent, la séquence recouvre tout le vers dont les deux hémistiches s’opposent vigoureusement :

Tu formes le voyage et tu demeureras800
Parce qu’hier était pour nous comme demain801
Si je ne vous réponds qu’au moyen du silence802.

Les deux pôles du paradoxe se détachent alors fréquemment à la césure et en fin de vers :

Je sens la profondeur où baigne l’altitude 803
Et nous sommes perdus parmi nos familiers 804
Te voilà petit dieu, cent mille fois mortel 805
Je veux de l’éternel faire un peu de présent 806 .

Mais le texte peut aussi les réunir à la jonction des deux hémistiches :

La toujours plus profonde altitude éternelle807

ou les placer en regard aux deux extrémités de l’alexandrin :

Et le passé sommeille au coeur des lendemains... 808
Et l’étrange miroir luit presque familier 809
Vous enchaînez les mots, c’est pour les délivrer 810
Tout proches sont vos fruits luisant d’inaccessible 811.

Du reste, le schéma peut se raffiner et prendre la forme du chiasme :

Mais s’il est mort de peur, la peur le ressuscite 812.

Sous une forme moins canonique — en tout cas, moins symétrique — la tension paradoxale s’installe parfois entre l’ensemble du vers et sa clôture :

Qu’on donne maintenant la parole au silence813

ou bien, comme on l’a vu plus haut, entre un mot situé à l’intérieur de l’alexandrin — de préférence dans une position vedette — et le reste du vers :

Ce qui t’échappera même les yeux fermés814.

Quoique très prisée, la symétrie n’apparaît donc pas comme une condition sine qua non ; ainsi le trimètre accueille-t-il à l’occasion une formule paradoxale :

Les corps ne se reconnaissent que dans le noir815.

Enfin, si dans la plupart des poèmes en alexandrins, la séquence « de longueur moyenne » coïncide avec le vers, elle ne s’y laisse pas enfermer. Le paradoxe peut en effet commencer dans le second hémistiche et enjamber sur le vers suivant, même quand celui-ci appartient à une autre strophe :

Et l’on monte dessus pour bien mieux s’égarer
Et se trouver enfin [...]816.

Deux vers courts de six, sept ou huit syllabes sont également susceptibles de contenir de telles séquences. Dans cette configuration, les deux pôles du paradoxe se détachent en général en fin de vers, de façon à souligner l’opposition lexicale :

Suffit d’une bougie
Pour éclairer le monde817
Le jeu reste complet
Mais toujours mutilé818
Pour ne pas nous trahir
En demeurant pareille819
J’ignore les questions
De votre haut mutisme820
Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence821.

Mais ici encore, le schéma dominant souffre plus d’une exception :

[...] ils n’ont pour s’exprimer du fond de leurs années-lumière
Que le scintillement d’un coeur
Obscur pour les autres hommes822
Il s’élève d’un pas si sûr
Qu’en même temps il se descend 823.

Enfin, dans les poèmes irréguliers, la séquence de longueur moyenne occupe en général le verset dans son entier :

De petits pas anciens dans les escaliers d’à présent824
Mais si tu veux y voir clair, il faut venir tous feux éteints825
Notes
795.

« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.

796.

« Interrogations », Oublieuse mémoire, p. 532.

797.

« Ce pur enfant », Naissances, p. 543.

798.

« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.

799.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

800.

« Tu sais pousser les mots aux rails luisants des rimes... », Poèmes, p. 51.

801.

« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », Les Amis inconnus, p. 310.

802.

« Le Souvenir », Les Amis inconnus, p. 320.

803.

« Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume... », Les Amis inconnus, p. 325.

804.

« Des deux côtés des Pyrénées », 1939-1945, p. 408.

805.

« À l’homme », 1939-1945, p. 439.

806.

« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 447.

807.

« À la nuit », p. 474.

808.

« Soir créole », Poèmes, p. 104.

809.

« “Quand le soleil... — Mais le soleil qu’en faites-vous...” », Les Amis inconnus, p. 338.

810.

« À Saint-John Perse », Le Corps tragique, p. 622.

811.

Ibid.

812.

« Visage qui m’attire en mes secrètes rives... », Le Forçat innocent, p. 281.

813.

« Une apparition tonnante de corbeaux... », Le Corps tragique, p. 599.

814.

« Faire place », Les Amis inconnus, p. 344.

815.

« À la nuit », p. 473.

816.

« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.

817.

« Coeur », Gravitations, p. 193.

818.

« Figures », Les Amis inconnus, p. 303.

819.

« Paris », 1939-1945, p. 410.

820.

« Pins », 1939-1945, p. 433.

821.

« Le Matin du monde », Gravitations, p. 171.

822.

« Solitude », Les Amis inconnus, p. 324.

823.

« L’Escalier », Oublieuse mémoire, p. 497.

824.

« L’Enfant et les Escaliers », La Fable du monde, p. 389.

825.

« Au soleil », Le Corps tragique, p. 625.