b) L’expression de la dualité et de son dépassement

Par ailleurs, les mètres pairs vont tout naturellement traduire la dualité, que le paradoxe permet justement de dépasser en donnant à voir la complexité des êtres et des choses :

Toutes ses vagues l’accompagnent,
Et sa fidélité de chien
Et sa hauteur de souveraine,
Ses dons de vie et d’assassin 930.

Grâce à leur fluidité, les rythmes pairs épousent la logique paradoxale dans ses transgressions — du moins celles qui consistent à associer les incompatibles, tels que le présent et le passé :

Et tout coeur qui s’est arrêté
Ne bat plus que d’avoir été931.

Un glissement peut du reste s’opérer de la dualité à la duplicité, comme dans un poème du Corps tragique où l’expérience contredit abruptement la première impression :

Ô bestiaire malfaisant
[...]
Bestiaire fait de bonnes bêtes
Qui nous paraissaient familières932.

Bref, les mètres pairs ont souvent pour rôle de juxtaposer deux aspects contraires de l’objet, de l’être ou de l’expérience évoqués. Ceci ne peut qu’engendrer à la surface du texte des séquences vigoureusement paradoxales :

Aux pieds de quelque Cordillère
Sauvage, mais familière933
Elle aura des mains comme toi
Et pourtant combien différentes,
Elle aura des yeux comme toi
Et pourtant rien ne leur ressemble934
Ce qu’on appelle bruit ailleurs
Ici n’est plus que du silence935
Nous sommes deux, nous sommes un936
J’avance d’un pas incertain
Dans un temps proche et très lointain937
Ô prisonnière, ô souveraine938
Des bras toujours un peu ouverts,
[...]
Que nul n’aperçoit sauf celui
Qui vous recherche et qui vous fuit 939
Je le crains et je le souhaite940.

Chemin faisant, il arrive que le texte rencontre tel ou tel lieu commun de la dualité comme l’opposition entre l’être et le paraître, de sorte que, contre toute attente, la formule paradoxale se rapproche de la doxa :

Dans le grand silence apparent
Où tous parlent en même temps941.

Inversement — et plus subtilement —, le texte sait aussi utiliser le mètre pair pour bousculer les certitudes, voire pour subvertir le credo social. La fluidité du rythme pair lui permet en effet de renverser sans heurt, en douceur, les consensus venus du fond des âges. Ainsi le voit-on jouer avec les stéréotypes ou faire mentir la sagesse des nations :

Ils tournent vers ma face un oeil reconnaissant
Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse 942
Pêle-mêle et remplis de zèle
Mais à l’impossible tenus 943.

Cela n’est pas un jeu gratuit. À travers ces variations paradoxales sur les clichés, le texte introduit l’alternative dans le discours totalitaire des doxas. Autrement dit, il s’attaque aux représentations monolithiques du langage et du monde, bref, il conteste l’idéologie du sens unique.

Dans une perspective dynamique, dualité et paradoxe se révèlent tout aussi indissociables, témoin ces transformations dont le résultat est paradoxal. Les mètres pairs leur confèrent des tonalités très différentes. Les mutations peuvent engendrer de la dysphorie en donnant naissance à des créatures menaçantes :

Serais-je menacé par les flèches sans formes
De fantômes durcis dans de longs cauchemars944

ou en signalant la fragilité de nos appuis :

Le monde est devenu fragile
Comme une coupe de cristal
[...]
Un roc est aussi vulnérable
Qu’une rose sur un rosier945.

Mais les transformations répondent le plus souvent à un besoin ou un désir :

Mon coeur qui ne sait pas crier,
[...] du grand bruit de l’espace
Fait naître un silence habité 946
Voir comment l’on pourrait remplacer les amis,
La France, le soleil, les enfants et les fruits,
Et se faire un beau jour d’une nuit coriace 947.

Les mouvements pendulaires paradoxaux trouvent aussi dans le mètre pair un cadre propice, permettant des formules d’une construction très limpide :

Tu gravis cent mille ans sans sortir du jardin
Et puis tu les descends, les siècles assassins948.

Mais ces va-et-vient ne se bornent pas à revenir mécaniquement au point de départ. Ils savent aussi préluder à une répartition harmonieuse des éléments en présence :

Je vois clair, je vois noir et non pas que j’hésite,
L’un fera suite à l’autre et les deux si profonds
Que dans mon univers ils seront sans réplique949.

En passant si aisément d’un contraire à l’autre, le mouvement de balancier prépare leur synthèse : l’entre-deux se parcourt sans entrave et en accéléré, de sorte que la notion de limite perd toute pertinence. Du fait, sans doute, de leur structure binaire, ces énoncés paradoxaux se coulent naturellement dans le moule d’un mètre pair :

—Tu es la source et l’embouchure 950

— et de préférence, dans l’alexandrin :

Et le passé sommeille au coeur des lendemains...951
Parce qu’hier était pour nous comme demain 952
Je sens la profondeur où baigne l’altitude953.

Et c’est encore à l’alexandrin qu’est confié le soin d’exposer la démarche paradoxale consistant à viser un objectif à travers son contraire :

Vous enchaînez les mots, c’est pour les délivrer954.

Enfin, l’ampleur de ce vers est exploitée à d’autres fins lorsque la synthèse prend la forme de l’inventaire. Il s’emploie alors à ne rien laisser échapper, comme si le texte lui donnait pour mission le balayage exhaustif d’une série de possibilités :

L’on se voyait toujours pour la première fois,
Pour la dernière fois et pour les autres fois955
Et, dans un même temps, allongé sur mon lit
Debout près de l’armoire et sur la chaise assis956.
Notes
930.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

931.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 458.

932.

« Quand le cerveau gît dans sa grotte...», Le Corps tragique, p. 594.

933.

« Mais voici venir les Créoles... », Poèmes, p. 100.

934.

« Dieu crée la femme », La Fable du monde, p. 358.

935.

« Dans cette grande maison que personne ne connaît... », La Fable du monde, p. 379.

936.

« Ainsi parlait je sais bien qui... », Les Amis inconnus, p. 340.

937.

« Le Relais », 1939-1945, p. 413.

938.

« France », 1939-1945, p. 415.

939.

« La Captive », 1939-1945, p. 449.

940.

« Rochers », Le Corps tragique, p. 594.

941.

« Premiers jours du monde », Oublieuse mémoire, p. 524.

942.

« Les Chevaux du Temps », Les Amis inconnus, p. 300.

943.

« L’Escalier », p. 571.

944.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351.

945.

« Notre ère », L’Escalier, p. 586.

946.

« C’est la couleuvre du silence... », La Fable du monde, p. 383.

947.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

948.

« Le Coq », Oublieuse mémoire, p. 511.

949.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.

950.

« La Seine parle », L’Escalier, p. 580.

951.

« Soir créole », Poèmes, p. 104.

952.

« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », Les Amis inconnus, p. 310. C’est l’auteur. qui souligne.

953.

« Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume... », Les Amis inconnus, p. 325.

954.

« À Saint-John Perse », Le Corps tragique, p. 622.

955.

« La Rêverie », Les Amis inconnus, p. 316.

956.

« Étranger à l’affût et parfois loin de moi... », Les Amis inconnus, p. 337.