Par ailleurs, les mètres pairs vont tout naturellement traduire la dualité, que le paradoxe permet justement de dépasser en donnant à voir la complexité des êtres et des choses :
Grâce à leur fluidité, les rythmes pairs épousent la logique paradoxale dans ses transgressions — du moins celles qui consistent à associer les incompatibles, tels que le présent et le passé :
Un glissement peut du reste s’opérer de la dualité à la duplicité, comme dans un poème du Corps tragique où l’expérience contredit abruptement la première impression :
Bref, les mètres pairs ont souvent pour rôle de juxtaposer deux aspects contraires de l’objet, de l’être ou de l’expérience évoqués. Ceci ne peut qu’engendrer à la surface du texte des séquences vigoureusement paradoxales :
Chemin faisant, il arrive que le texte rencontre tel ou tel lieu commun de la dualité comme l’opposition entre l’être et le paraître, de sorte que, contre toute attente, la formule paradoxale se rapproche de la doxa :
Inversement — et plus subtilement —, le texte sait aussi utiliser le mètre pair pour bousculer les certitudes, voire pour subvertir le credo social. La fluidité du rythme pair lui permet en effet de renverser sans heurt, en douceur, les consensus venus du fond des âges. Ainsi le voit-on jouer avec les stéréotypes ou faire mentir la sagesse des nations :
Cela n’est pas un jeu gratuit. À travers ces variations paradoxales sur les clichés, le texte introduit l’alternative dans le discours totalitaire des doxas. Autrement dit, il s’attaque aux représentations monolithiques du langage et du monde, bref, il conteste l’idéologie du sens unique.
Dans une perspective dynamique, dualité et paradoxe se révèlent tout aussi indissociables, témoin ces transformations dont le résultat est paradoxal. Les mètres pairs leur confèrent des tonalités très différentes. Les mutations peuvent engendrer de la dysphorie en donnant naissance à des créatures menaçantes :
ou en signalant la fragilité de nos appuis :
Mais les transformations répondent le plus souvent à un besoin ou un désir :
Les mouvements pendulaires paradoxaux trouvent aussi dans le mètre pair un cadre propice, permettant des formules d’une construction très limpide :
Mais ces va-et-vient ne se bornent pas à revenir mécaniquement au point de départ. Ils savent aussi préluder à une répartition harmonieuse des éléments en présence :
En passant si aisément d’un contraire à l’autre, le mouvement de balancier prépare leur synthèse : l’entre-deux se parcourt sans entrave et en accéléré, de sorte que la notion de limite perd toute pertinence. Du fait, sans doute, de leur structure binaire, ces énoncés paradoxaux se coulent naturellement dans le moule d’un mètre pair :
— et de préférence, dans l’alexandrin :
Et c’est encore à l’alexandrin qu’est confié le soin d’exposer la démarche paradoxale consistant à viser un objectif à travers son contraire :
Enfin, l’ampleur de ce vers est exploitée à d’autres fins lorsque la synthèse prend la forme de l’inventaire. Il s’emploie alors à ne rien laisser échapper, comme si le texte lui donnait pour mission le balayage exhaustif d’une série de possibilités :
« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.
« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 458.
« Quand le cerveau gît dans sa grotte...», Le Corps tragique, p. 594.
« Mais voici venir les Créoles... », Poèmes, p. 100.
« Dieu crée la femme », La Fable du monde, p. 358.
« Dans cette grande maison que personne ne connaît... », La Fable du monde, p. 379.
« Ainsi parlait je sais bien qui... », Les Amis inconnus, p. 340.
« Le Relais », 1939-1945, p. 413.
« France », 1939-1945, p. 415.
« La Captive », 1939-1945, p. 449.
« Rochers », Le Corps tragique, p. 594.
« Premiers jours du monde », Oublieuse mémoire, p. 524.
« Les Chevaux du Temps », Les Amis inconnus, p. 300.
« L’Escalier », p. 571.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351.
« Notre ère », L’Escalier, p. 586.
« C’est la couleuvre du silence... », La Fable du monde, p. 383.
« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.
« Le Coq », Oublieuse mémoire, p. 511.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.
« La Seine parle », L’Escalier, p. 580.
« Soir créole », Poèmes, p. 104.
« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », Les Amis inconnus, p. 310. C’est l’auteur. qui souligne.
« Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume... », Les Amis inconnus, p. 325.
« À Saint-John Perse », Le Corps tragique, p. 622.
« La Rêverie », Les Amis inconnus, p. 316.
« Étranger à l’affût et parfois loin de moi... », Les Amis inconnus, p. 337.