c) Spécificité du décasyllabe

Si l’alexandrin, de par sa structure, est appelé à remplir des fonctions spécifiques, un autre mètre pair se distingue des autres. Il s’agit du décasyllabe. Est-ce parce qu’il ne résulte pas de la répétition du même (4 + 6 syllabes ou plus rarement 6 + 4), sauf à redoubler l’impair (2 x 5 syllabes)957 pour produire du pair, le décasyllabe traduit souvent l’inadéquation et la tension qui en résulte. Ici le dépassement des contradictions n’apporte aucune sérénité :

Le décor savant de mes meubles sacre
L’horrible beauté d’un palais trop sûr 958
Il faut peiner même pour ne rien faire959.

Dans ce mètre, le rapprochement des contraires ou des contradictoires n’est pas un gage d’harmonie. La rencontre de la nuit et du jour, par exemple, engendre chez la première un profond malaise :

C’était bien la nuit convertie en femme
Tremblante au soleil comme une perdrix960.

Certes, dans le décasyllabe aussi, les paradoxes peuvent s’appuyer sur la perception de la dualité, mais c’est alors pour formuler une injonction de type double-bind (c’est-à-dire présentant une double contrainte) :

Et je te dis : sois un dieu, sois un homme961

ou pour exprimer la division :

Pourtant vivant, à cent lieues à la ronde,
Et pourtant mort, partout en devenir962,

voire un dédoublement funèbre et déroutant :

Mon moi posthume est là qui me regarde963.

Devant de telles fractures intimes, comment accéder aux certitudes ? Dans le vers de dix syllabes, la difficulté de se forger des repères conduit à d’inquiétantes interrogations :

Mais ô raison, n’es-tu pas déraison
Qui dans mon crâne aurait changé de nom [...] ?964

et à une équivalence désenchantée des contraires :

Tout est pareil chez l’homme qui se dresse
Pour voir le fond de ce qui le morfond,
Pleurer de joie c’est pleurer de détresse965.

Dans un cadre de référence à ce point perturbé, toute assertion devient hasardeuse. De fait, le décasyllabe nous propose parfois des paradoxes inachevés, comme en gestation :

Je me souviens — lorsque je parle ainsi
Ah saura-t-on jamais qui se souvient966.

Le poète n’a pas dit : « Je est un autre », mais « Qui est donc ce je qui parle ? » Ainsi le paradoxe n’a-t-il pu arriver à maturation, si grande est l’incertitude qui pèse sur l’énonciateur.

Notes
957.

Cette ambiguïté n’a pas manqué de séduire Supervielle : faire du pair avec de l’impair, cela s’accordait tout à fait avec son tempérament poétique.

958.

« La fervente Kha-Li ne pouvait se consoler de la guerre », Poèmes, p. 72.

959.

« Interrogations », Oublieuse mémoire, p. 532.

960.

« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.

961.

« Dieu crée l’homme », La Fable du monde, p. 356.

962.

« Pour ces yeux verts, souvenir de quels mondes... », Le Corps tragique, p. 627.

963.

« S’il n’était pas d’arbres à ma fenêtre... », 1939-1945, p. 434.

964.

« L’Ironie », L’Escalier, p. 579.

965.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

966.

« Je me souviens — lorsque je parle ainsi... », Les Amis inconnus, p. 317.