B. Les mètres impairs

Déjà assez divers par nature, le discours paradoxal des mètres pairs est complété par celui des vers impairs qui confère en contrepoint des tonalités souvent étranges aux séquences conjonctives. En effet, s’il peut arriver à l’impair d’envisager la dualité :

Ô toi toujours en partance
Et qui ne peux t’en aller967,

c’est d’ordinaire pour mettre l’accent sur l’ambiguïté plus que sur l’ambivalence :

Au bout de ce long regard
Ephémère d’un mortel968
Notre crainte de mourir,
Notre douceur de mourir969
Et vous-même qu’étiez-vous
Dans ce bel ordre de fous970
C’était le jeu de l’amour
Lorsque nous n’y serons plus971.

Le mètre impair aime à dire l’insaisissable et le mystère ; rien d’étonnant, par conséquent — du moins au regard d’une certaine représentation de la féminité —, si la femme est évoquée par des séries de séquences paradoxales impaires :

Même de loin, toute proche,
Approchante, tu t’éloignes,
[...]
Ressemblante, mais changeante,
Tu me fuis et tu me hantes972.

Mais les énigmes n’ont pas que des attraits. Elles engendrent parfois la perplexité et le désarroi :

L’alouette en l’air est morte,
Ne sachant comme l’on tombe973
Ne serais-je plus certain
Que des formes incertaines ?974

Si la synthèse n’est pas rigoureusement impossible dans un vers impair :

Il en resta maigre et lourd975,

elle demeure l’exception ; d’ordinaire, les deux termes de l’opposition ne se rejoignent pas, comme ici l’être et le non-être, entre lesquels le lecteur ne peut trancher :

Il frappa sur une table
Que nul n’avait jamais vue976.

Le doute s’installe alors au coeur du texte, minant tout ensemble l’énoncé et l’énonciateur, tandis que s’esquisse sous nos yeux un monde parallèle empreint d’irréalité, comme taillé dans « l’étoffe dont sont faits les rêves » :

Depuis longtemps disparu,
Je discerne mon sillage977.

Mais le rêve se révèle un refuge insuffisant face aux imperfections du monde et aux insatisfactions qu’elles engendrent. La faiblesse, l’inadéquation, le manque, la mort et la destruction investissent alors les cadres impairs :

Ô Dieu très atténué978
Dieu qui ne remplis sa chose
Qu’à moitié comme à regret979
Il n’est plus grande douleur
Que ne pas pouvoir souffrir980
Nous luisons comme la mort981
Je ne saurai rien encor
Que laisser passer la mort
Qui doit être la première
À savoir, et la dernière982
Le silence perd le nord
Et chantonne dans la mort983
Cette bombe avait détruit
Même les anges du ciel984.
Notes
967.

« Marseille », Débarcadères, p. 141.

968.

« Alarme », Gravitations, p. 203.

969.

« Offrande », Gravitations, p. 205.

970.

« Le Temps des métamorphoses », 1939-1945, p. 431.

971.

« Le Spectateur », Les Amis inconnus, p. 323.

972.

« À la femme », Oublieuse mémoire, p. 534.

973.

« Loin de l’humaine saison », Gravitations, p. 214.

974.

« Une main entre les miennes... », L’Escalier, p. 581.

975.

« Portrait », Oublieuse mémoire, p. 505.

976.

« Le Spectateur », Les Amis inconnus, p. 322.

977.

« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.

978.

« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.

979.

Ibid.

980.

« L’Aube dans la chambre », Les Amis inconnus, p. 309.

981.

« La Terre », Débarcadères, p. 143.

982.

« L’Émigrant », Le Forçat innocent, p. 291.

983.

« Survivre », Oublieuse mémoire, p. 538.

984.

« Finale », Le Corps tragique, p. 604.