C. Le verset

Si de telles différences se déclarent entre vers pairs et impairs dans le traitement du paradoxe, on peut penser que le verset imposera lui aussi sa marque sur les séquences qu’il renferme. De fait, il induit en général une structure syntaxique à la fois moins dense et plus complexe, au total moins fermement dessinée que le vers régulier. Plus long, plus diffus, tel sera donc le paradoxe inclus dans le verset. Cela se vérifie tout particulièrement dans le discours, puisqu’alors l’irrégularité du rythme tire le texte vers le type conversationnel, où la densité n’est pas de mise :

Puisque tu peux désormais te faire une place raisonnable même dans le feu
Ou au coeur d’un diamant où tu pourrais pénétrer sans avoir à descendre de ton nouveau cheval985
Voilà que je me surprends à t’adresser la parole,
Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes
Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes986.

Ainsi le verset permet-il de filer longuement les paradoxes, en particulier lorsque, combinés à des marques d’oralité (cf. ci-dessous la formule introductrice et le caractère redondant du deuxième verset), ils relèvent de la technique du conteur-poète. Celle-ci implique en effet une évocation détaillée de toute situation extraordinaire :

Croyez-moi, rien n’est plus grand que la chambre d’un malade,
Rien n’accueille mieux l’univers que ces quatre murs où bouge faiblement une tête sur l’oreiller,
Et voici les hirondelles et le ciel bleu tout près du pauvre matelas,
Voici les Alpes et même des alpinistes grandeur nature avec leurs piolets,
Et toutes ensemble les avalanches si difficiles à prévoir !
Et l’océan va et vient sans paraître incommodé par l’étroitesse de la chambre987.

Toujours dans le discours, il arrive que le paradoxe entre dans un processus d’auto-engendrement ou pour mieux dire, de démultiplication : maillon d’une argumentation elle-même paradoxale, il appelle des incidentes ou des séquences complémentaires. Le verset apparaît alors comme le cadre d’élection du paradoxe argumentatif :

Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même ;
J’ai bien parlé aux étoiles bien que je les sache sans vie,
Aux plus humbles des animaux quand je les savais sans réponse,
Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe.
Je me suis parlé à moi-même quand je ne sais pas bien si j’existe988.
Notes
985.

« À Ricardo Güiraldes », Les Amis inconnus, p. 313.

986.

« Prière à l’inconnu », La Fable du monde, p. 363.

987.

« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574.

988.

« Prière à l’inconnu », La Fable du monde, p. 363-364.