D. Le «  paradoxe prosodique  »

Mais si les rythmes influent sur le paradoxe, ils peuvent en outre le complexifier en y ajoutant un niveau supplémentaire. Ainsi, dans les vers :

« Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »989,

le rythme ne marque aucune dissonance, il ne se fait nullement l’écho de la tension sémantique. Au contraire, il se déploie avec une régularité qui forme avec elle une distorsion que l’on peut à bon droit qualifier de paradoxale.

Ainsi le rythme peut-il faire partie intégrante du paradoxe, en être l’un des composants. Cela se vérifie dans ce que l’on se propose d’appeler le « paradoxe prosodique ». Commençons par en éclairer le fonctionnement par contraste à l’aide d’un ou deux contre-exemples. Que le long poème À la Nuit, dont Supervielle lui-même vantait « ‘l’étendue de la vision’ »990, se compose d’alexandrins ne surprend personne, ni que « Le Mirliton magique » préfère l’hexasyllabe. En revanche, l’emploi du pentasyllabe pour évoquer les horreurs de la guerre induit un rythme d’une légèreté qui fait sens991 par la tension même qu’il installe avec le niveau sémantique :

Qui souille nos lits,
Crève nos armoires,
Et force l’histoire
De nos humbles vies ?
Qui monte toujours
D’obscurs escaliers
Béants tout d’un coup
Sur l’éternité ?992

De façon analogue, le cadre bien charpenté, structurant, de l’alexandrin régulier — ou peu s’en faut — produit dans « ‘Oreilles d’âne, trompe de boeuf et paturons...’»993 une distorsion énergique avec la syntaxe, qui accumule les syntagmes nominaux en se bornant le plus souvent à les juxtaposer. En d’autres termes, le rythme en vient à occuper, par sa vertu structurante face à la syntaxe du désordre et de l’entassement, l’un des pôles de la tension paradoxale dont résulte le poème.

En somme, si les correspondances n’ont rien de systématique entre le paradoxe et le rythme qui le porte, de fortes tendances se dessinent. C’est ainsi que les mètres pairs accueillent volontiers le discours et que, exception faite du décasyllabe, ils sont dominés par la dualité perçue dans son dynamisme, et donc par l’aspiration à la synthèse et à la complétude. En revanche, l’ambiguïté, le mystère, le doute et la dysphorie s’accommodent mieux du rythme impair. Quant au verset, il permet à la séquence paradoxale d’atteindre une ampleur inhabituelle, notamment sous une forme discursive, comme l’argumentation. Enfin, le niveau prosodique peut entrer dans l’organisation du paradoxe en surajoutant une tension à l’intérieur de la séquence, ou en développant dans un texte exempt de formules paradoxales un rythme en contradiction avec le plan sémantique.

Notes
989.

« Les Amis inconnus », p. 300.

990.

Octave Nadal, « Conversation avec Supervielle », op. cit., p. 264.

991.

Pour une analyse plus détaillée, v. chapitre V, p. 328.

992.

« Céleste apocalypse », 1939-1945, p. 418.

993.

Le Corps tragique, p. 604-605.