2. Les structures phonétiques

Les structures phonétiques vont-elles à leur tour participer au fonctionnement des séquences conjonctives ? En fait, comme dans les formules dissociatives, leur rôle se limite souvent à un simple soulignement.

A. Les procédés de renforcement

La mise en valeur s’obtient principalement par des jeux d’écho. Très fréquentes, les assonances sont à l’occasion renforcées par des allitérations : « ‘Ress’ ‘em’ ‘bl’ ‘an’ ‘te, mais ch’ ‘an’ ‘ge’ ‘an’ ‘te’ »994, « ‘pais’ ‘i’ ‘ble dél’ ‘i’ ‘re’ »995, « ‘expl’ ‘i’ ‘c’ ‘i’ ‘te mut’ ‘i’ ‘sme’ »996, « ‘Comme l’’ ‘â’ ‘ge m’ ‘a’ ‘l nous sép’ ‘a’ ‘re ! ’»997, « ‘D’ ‘an’ ‘s le gr’ ‘an’ ‘d sil’ ‘en’ ‘ce appar’ ‘en’ ‘t / Où tous parlent ’ ‘en’ ‘ même t’ ‘em’ ‘ps’ »998, « ‘s’ ‘i’ ‘l’ ‘en’ ‘c’ ‘e a’ ‘ss’ ‘ourd’ ‘i’ ‘ss’ ‘an’ ‘t’ »999, « ‘Ayant hâte avec ’ ‘v’ ‘ous de v’ ‘i’ ‘v’ ‘re et de souffr’ ‘i’ ‘r’ »1000, ‘« ’ ‘s’ ‘il’ ‘en’ ‘c’ ‘e ’ ‘s’ ‘an’ ‘s nu’ ‘an’ ‘c’ ‘es ’»1001, ‘« parl’ ‘an’ ‘t avec un ac’ ‘c’ ‘en’ ‘t qui re’ ‘ss’ ‘em’ ‘ble à ’ ‘c’ ‘elui du ’ ‘si’ ‘l’ ‘en’ ‘c’ ‘e’ »1002.

Des voyelles de la même famille (dans l’exemple ci-dessous, des nasales) peuvent aussi assurer la cohésion de la séquence. Le procédé se combine parfois aux précédents (ici, une allitération en [p] et des assonances en [o], puis en [a]) :

Trop profond l’oan point de place pour moi 1003.

Une syllabe peut elle aussi se répéter comme pour ponctuer la formule et renforcer son unité :

Sans parler des oiseaux, des insectes qui sont aussi loin de nous
Dans la paume de nos mains qu’au fond inhumain du ciel1004.

Mais ces jeux d’écho consistent le plus souvent à redoubler un ou plusieurs phonèmes en position vedette, c’est-à-dire à la césure et en fin de vers. La formule paradoxale comportera donc volontiers une rime intérieure :

Même ce tout jeune visage
Peut contenir par temps de guerre
Tout le carnage et le tapage
Qui s’étale au loin sur la terre1005
Vivant grand et petitement 1006
Ô gravité de vivre, impasse qui délivre 1007
Je suis ailleurs jusqu’en mes profondeurs 1008
Tout est pareil chez l’homme qui se dresse
Pour voir le fond de ce qui le morfond 1009,

éventuellement combinée avec une assonance :

Et ma tête foisonne, et mon être bourdonne
De milliers de silences, tous différents1010.

Autres procédés de renforcement : la symétrie d’un mouvement pendulaire peut être soulignée par une rime brisée :

Tu gravis cent mille ans sans sortir du jardin
Et puis tu les descends, les siècles assassins 1011
et le jumelage de deux formules, par la répétition d’une structure phonétique (ici la paire [ message URL A01.gif] - [□] en position accentuée) :
Je suis l’errant en soi-même, et le grouillant solitaire1012.

Parfois, la distribution se complique, comme dans ces vers où s’entremêlent les consonnes [d] et [l] et les voyelles [i] et [y] :

Puisqu’i l n’est pas d’asi le sûr
Dans le sol i de et dans le d ur1013.

Enfin, ces jeux d’écho prennent une valeur particulière quand ils résultent de la répétition du même mot ou de mots de la même famille. Dans ce cas, le retour des mêmes sonorités tend à produire un effet spiralaire d’enfermement : par la redite insistante, il semble en effet que s’élabore un système clos et contraignant où ne subsisterait aucune issue véritable ni aucune alternative digne de ce nom :

L’on se voyait toujours pour la première fois,
Pour la dernière fois et pour les autres fois1014
Pour chasser sa tristesse avec une nouvelle
Tristesse infiniment plus triste et moins cruelle1015
Dans tous ces bruits qui font le bruit
Où personne n’est plus personne1016.

Ainsi les récurrences phonétiques jouent-elles bien souvent un rôle emphatique conforme à la tradition. L’usage poétique est également respecté lorsqu’une correspondance s’esquisse entre le plan du contenu et la valeur suggestive d’un ou plusieurs phonèmes. Par exemple, dans :

Ils sont forts mais leur force est douce infiniment1017,

les allitérations en [f] et en [s] sont tout à fait en accord avec l’un des termes de la dyade paradoxale, à savoir la douceur. Ailleurs, elles évoquent par leur valeur quasi-incantatoire le « fantôme » de ce qui vient tout juste de disparaître. Dans cet univers où les passages sont toujours préférés aux ruptures, la vie s’attarde auprès de l’arbre abattu ; il en résulte d’insistantes vibrations traduites par des allitérations en [v] et en [f] :

Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu1018 .

De même, dans les premiers vers de « Notre ère »  :  

Le monde est devenu fragile
Comme une coupe de cristal1019,

la fragilité du monde est soulignée par les occlusives et surtout par l’allitération en [k], où l’on peut percevoir comme un écho du tintement de la coupe, sinon du cristal qui se brise.

Mais les sonorités savent aussi s’adapter à la nature complexe du paradoxe :

Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence 1020.
Ici, en effet, le voisinage des voyelles [ message URL A01.gif] et [i] ainsi que la répétition des [s] et des [l] semblent exprimer paragrammatiquement l’empire du silence jusque dans le bruit. À leur manière, les sonorités participent ainsi au rapprochement des contraires, qui ont cessé de s’opposer pour devenir deux jalons sur un continuum. Dispersées tout au long de la séquence, elles contribuent à nous installer délicatement dans l’entre-deux, c’est-à-dire dans l’espace d’élection du paradoxe.

Notes
994.

« À la femme », Oublieuse mémoire, p. 534.

995.

« Cependant que j’écris un géant m’examine... », Oublieuse mémoire, p. 501.

996.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 459.

997.

« Visages », 1939-1945, p. 451.

998.

« Premiers jours du monde », Oublieuse mémoire, p. 524.

999.

« Le Portrait », Gravitations, p. 160.

1000.

« Faisant bouger le jour », 1939-1945, p. 452.

1001.

« L’Arbre », Les Amis inconnus, p. 343.

1002.

« Au feu ! », Gravitations, p. 227.

1003.

« Le Malade », Naissances, p. 553.

1004.

« Arbres malgré les événements... », La Fable du monde, p. 385.

1005.

« Souffrir », 1939-1945, p. 420.

1006.

« Arbres dans la nuit et le jour », 1939-1945, p. 432.

1007.

« Les Deux Soleils », L’Escalier, p. 588.

1008.

« Le Milieu de la nuit », Le Corps tragique, p. 595.

1009.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

1010.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351-352.

1011.

« Le Coq », Oublieuse mémoire, p. 511.

1012.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

1013.

« Notre ère », L’Escalier, p. 586.

1014.

« La Rêverie », Les Amis inconnus, p. 316.

1015.

« Mes frères qui viendrez, vous vous direz un jour... », Les Amis inconnus, p. 311-312.

1016.

« Extra-systoles », L’Escalier, p. 580.

1017.

« Les Boeufs », Comme des voiliers, p. 35.

1018.

« Dans la forêt sans heures... », Le Forçat innocent, p. 291.

1019.

L’Escalier, p. 586.

1020.

« Le Matin du monde », Gravitations, p. 171.