C. Le «  paradoxe phonétique»

Il arrive enfin que le niveau phonétique fournisse l’un des deux éléments de la tension paradoxale. Ce cas de figure ressemble fort au précédent, à ceci près qu’on n’y perçoit aucune inadéquation entre lexique et syntaxe. Seul le phonétisme de la séquence en « contredit » à sa façon le sémantisme. Voici par exemple comment est exprimée la parfaite immobilité des boeufs dans Comme des voiliers :

Leurs impassibles flancs ignorent le frisson1024.

Les sonorités, notamment les liquides et les constrictives [s] et [f], tout à fait propres à suggérer le frisson, ont ici la particularité d’évoquer un frémissement » ignoré » — ou pour mieux dire, le traitement paragrammatique du mot frisson, dont le [i] et les trois consonnes sont repris dans le vers, illustre précisément l’absence de frisson. Si la séquence ne constitue pas ce qu’il est convenu d’appeler un paradoxe, du moins l’esprit de la structure est-il respecté, puisqu’une vive tension s’installe entre deux niveaux.

Le rôle des sonorités dans les phénomènes de conjonction paradoxale s’avère par conséquent multiple et d’une originalité variable : lorsqu’il se limite à souligner ou à renforcer, à suggérer ou à imiter, le niveau phonétique obéit à la tradition poétique, mais il sait aussi s’en démarquer pour favoriser la production d’énoncés paradoxaux, ou même pour en devenir un élément constituant en prenant part aux tensions qui les sous-tendent.

Notes
1024.

« Les Boeufs », Comme des voiliers, p. 35.