1. Le paradoxe conjonctif dans la construction de l’univers poétique

Soulignons d’abord que le cadre de référence de l’univers imaginaire de Supervielle doit pour une large part sa spécificité aux séquences paradoxales.

A. L’éclatement des stéréotypes et la porosité des catégories

On se souvient que les stéréotypes sont énergiquement rejetés pour leurs simplifications abusives. Dans le monde poétique, « ‘les absents ne sont pas dans leur tort’ »1026 et on peut être « ‘à l’impossible tenu[...]’ »1027, preuves parmi d’autres que toute doxa trop pesante est récusée. Si pour la sagesse des nations, une seule voie est envisageable, le texte se plaît à saper ce genre de croyance en inversant les formules traditionnelles.

Car, nous le savons, rien n’est simple dans cet univers et la dualité s’y déploie largement. Les paradoxes confirment son importance stratégique, mais en même temps ils savent s’en accommoder — voire en tirer parti — et grâce à eux, le principe d’exclusion réciproque des contraires, au nom duquel se profèrent tant d’affirmations catégoriques (ex. : « C’est l’un ou l’autre, mais pas l’un et l’autre »), se tempère d’un scepticisme fondamental qui exclut tout jugement tranché :

Ce qu’on appelle bruit ailleurs
Ici n’est plus que du silence1028
Et nous restons tous deux à regarder
Notre secret si mal, si bien gardé1029.

Même la vie se définit par une formule paradoxale rendant bien compte de l’importance déterminante du point de vue :

Ce peu de sable chaud, désert illimité1030.

Sous l’effet du paradoxe conjonctif, les catégories qui permettent de penser le monde achèvent de se transformer. En l’absence de toute frontière hermétique, le texte circule de l’inanimé à l’animé et la « conscience » pénètre le règne minéral :

La pierre prenait conscience
De ses anciennes libertés1031.

Des limites similaires sont effacées dans :

Un arbre est une bête
Sans guère d’espérance1032.

On le voit, la continuité entre les trois règnes, végétal, animal et humain, ne souffre aucun hiatus : l’arbre est défini comme une bête, laquelle est censée éprouver un sentiment humain, l’espérance.

Entre les éléments aussi, les oppositions les plus radicales disparaissent grâce au paradoxe. Ainsi est évoquée plus d’une fois la rencontre de l’eau et du feu : l’Atlantique monte à bord et « ‘s’annexe [l]a flamme’ »1033 des machines, «  ‘des anges sous-marins [...] / Lancent la foudre divine’  » 1034 et «  ‘Les lacs [...] / mouillent le feu central de larmes’  » 1035 .

Notes
1026.

« Bon voisinage », Oublieuse mémoire, p. 530.

1027.

« L’Escalier », p. 571.

1028.

« Dans cette grande maison que personne ne connaît... », La Fable du monde, p. 379.

1029.

« Ce pur enfant », Naissances, p. 543.

1030.

« Ô calme de la mort, comme quelqu’un t’envie... », 1939-1945, p. 448.

1031.

« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.

1032.

« Un arbre est une bête... », Le Corps tragique, p. 605.

1033.

« Paquebot », Débarcadères, p. 124.

1034.

« Un homme à la mer », Gravitations, p. 225.

1035.

Cf. Yves-Alain Favre : « Supervielle estompe donc les frontières nettes et rigides qui séparent les éléments et qui répartissent les êtres vivants en catégories bien déterminées » (La rêverie et le chant dans Gravitations, Nizet, 1981, p. 16).