B. Les dimensions du monde poétique

De même, les dimensions se définissent par un traitement paradoxal des oppositions qui les structurent.

a) Paradoxe conjonctif et structuration du temps

Le temps ne distingue pas entre les époques. Le passé ne s’oppose pas au futur :

Et le passé sommeille au coeur des lendemains1036
Parce qu’hier était pour nous comme demain 1037
C’était le jeu de l’amour
Lorsque nous n’y serons plus1038,

le futur n’est pas coupé du présent :

Ce sont les voix de ceux qui n’en ont pas encore1039
Mon moi posthume est là qui me regarde1040

ni surtout le présent du passé :

Depuis longtemps disparu
Je discerne mon sillage1041

Mais garde aussi notre secret, rumeur cent fois familière
De petits pas anciens dans les escaliers d’à présent 1042
Que mon coeur ancien batte dans ma clairière
Et que, pour l’écouter, mon coeur de maintenant
Étouffe tous ses mouvements1043
Et tout coeur qui s’est arrêté
Ne bat plus que d’avoir été1044.

Aussi le temps poétique peut-il résulter de la fusion des trois époques :

Est-ce la cendre de demain
Que vous tenez dans votre main ?1045

Signe d’une destruction, la cendre renvoie au passé ; mais ici le vestige dont on s’inquiète aujourd’hui, c’est celui du futur ! L’enjeu est aisément identifiable : il s’agit de récuser toute structure oppositive au profit d’un continuum.

Du reste, les repères qui fondent la chronologie s’inventent de nouvelles relations. Le matin et le soir peuvent coïncider, tout comme les quatre saisons — ou du moins trois d’entre elles :

[...] l’aurore croise le soir1046
Il pleut sur le manteau de celui-ci, il neige sur celui-là et cet autre est éclairé par le soleil de Juillet1047.

De même est neutralisée l’opposition maintenant / tout à l’heure lorsque la silhouette de l’arbre debout perdure après l’abattage :

Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu1048.

Peu importe, en fait, la durée qui sépare les moments ou les époques, le poème les fera coexister :

Paris et son brouhaha de chars mérovingiens, ses carrosses dorés, ses fiacres, ses automobiles de tous les âges1049.

C’est que l’opposition proche / lointain est elle aussi invalidée :

J’avance d’un pas incertain
Dans un temps proche et très lointain1050

tout comme la paire singulier / multiple — puisqu’un fait unique peut constituer à lui tout seul une série :

L’on se voyait toujours pour la première fois,
Pour la dernière fois et pour les autres fois1051.

Il en ira de même pour le couple ponctualité / durée. À une « ‘éternelle naissance’ »1052 répondent des emplois duratifs du verbe mourir :

Ils attendent [...]
De peur que ce ne soit pas encore le moment,
Et qu’il faille continuer à mourir comme jusqu’à présent1053
Même vivants, vous mourez un peu continuellement1054

et l’écume, symbole de fragilité et de fugacité défie le temps :

Car l’ennemi est dans la place
Blanc comme écume d’océan,
Mais écume qui s’éternise 1055 .

Par ailleurs, une action présentée comme infinie se donne un objectif ponctuel qui lui fixe une limite :

La lune qui te suit prend tes dernières forces
Et te bleuit sans fin pour ton ultime jour 1056

et l’effacement de cette opposition profite à ceux que le divorce entre temporalité et éternité laisse douloureusement insatisfaits :

Je veux de l’éternel faire un peu de présent1057
Ce qui est devenu sillage de quelques secondes par goût fondamental de l’éternel1058.

Le temps possède une autre caractéristique remarquable : il se laisse parcourir en accéléré :

Venant de l’âge de pierre une rumeur de bataille
Traverse l’air éternel1059
Du fond des âges révolus
Ces petits yeux s’en sont venus
Voir ce qui se passe en ce monde
Et connaître cette seconde1060.

Il peut même présenter d’audacieuses ellipses : dans La Fable du monde jaillit une forêt de ‘« grands arbres nés centenaires’ » parcourue par des « ‘biches déjà mères’ »1061.

Bref, le poème rejette la linéarité. Il lui arrive d’ailleurs de sillonner le temps dans les deux sens et d’enchaîner des images surgies d’époques différentes :

Ô chant qui viens du fond de la géologie
De quels soubassements es-tu la nostalgie ?
Tu gravis cent mille ans sans sortir du jardin
Et puis tu les descends, les siècles assassins,
En moins de temps qu’il faut pour le dire à voix basse
[...]
Tu deviens tout un coq des campagnes latines,
Et voilà qu’y répond un frère antérieur
Qui du fond de l’Hellade y va de tout son coeur.
Relevant le défi un coq de Charlemagne,
À son tour, envahit l’entourante campagne1062.

Ce temps paradoxal a son symbole : l’escalier, auquel trois poèmes et un recueil doivent leur titre. Objet invitant au paradoxe (les dessins d’Escher le montrent bien), il présente la particularité de descendre et de monter simultanément :

Il s’élève d’un pas si sûr
Qu’en même temps il se descend1063.

En lui les deux termes de l’opposition sont si étroitement liés que parfois la dualité cesse d’être lisible :

Dans l’escalier toujours obscur
Confondant l’ancien, le futur1064.

Alors ne subsiste, « à hauteur d’homme », que le caractère dévorant du temps, que le paradoxe a aussi pour mission d’exprimer :

[...] chaque jeune fille en gravissant les marches
Vieillissait de dix ans à chaque triste pas1065.
Notes
1036.

« Soir créole », Poèmes, p. 104.

1037.

« On voyait bien nos chiens perdus dans les landes... », Les Amis inconnus, p. 310. C’est l’auteur qui souligne.

1038.

« Le Spectateur », Les Amis inconnus, p. 323.

1039.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 352.

1040.

« S’il n’était pas d’arbres à ma fenêtre... », 1939-1945, p. 434.

1041.

« Nuit en moi, nuit au dehors... », La Fable du monde, p. 382.

1042.

« L’Enfant et les Escaliers », La Fable du monde, p. 389.

1043.

« Chevaux sans cavaliers », La Fable du monde, p. 403.

1044.

« Jeunes filles de Jean Giraudoux », 1939-1945, p. 458.

1045.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

1046.

« Une étoile tire de l’arc », Gravitations, p. 165.

1047.

« Le Poids d’une journée », Les Amis inconnus, p. 331.

1048.

« Dans la forêt sans heures... », Le Forçat innocent, p. 291.

1049.

« Paris », Naissances, p. 554.

1050.

« Le Relais », 1939-1945, p. 413.

1051.

« La Rêverie », Les Amis inconnus, p. 316.

1052.

« Haut ciel », Gravitations, p. 183.

1053.

« Un homme à la mer », Gravitations, p. 225.

1054.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 369.

1055.

« L’Homme », Oublieuse mémoire, p. 495.

1056.

« Tu disparais », 1939-1945, p. 443.

1057.

« Le Mort en peine », 1939-1945, p. 447.

1058.

« La Mer », Oublieuse mémoire, p. 516.

1059.

« Distances », Gravitations, p. 189.

1060.

« Du fond des âges », À la nuit, p. 479.

1061.

« Le Premier Arbre », p. 359.

1062.

« Le Coq », Oublieuse mémoire, p. 511.

1063.

« L’Escalier », Oublieuse mémoire, p. 497.

1064.

« L’Escalier », L’Escalier, p. 572.

1065.

« L’Escalier », Les Amis inconnus, p. 318.