Ainsi le temps présente-t-il dans l’univers poétique de Supervielle de nombreux traits paradoxaux. Des homologies sont-elles à prévoir dans l’organisation de l’espace ? Probablement, puisque l’une et l’autre dimension se conçoivent d’ordinaire à l’aide de schémas bipolaires et que, nous le savons, ces structures sont ici rejetées et remplacées par des continuums sous l’effet d’un code textuel qui s’appuie largement sur le paradoxe pour substituer la progressivité aux antinomies.
Pour le vérifier, commençons par une opposition fondamentale pour la structuration de l’espace : la paire horizontal-vertical. Le rapport entre les deux termes s’y révèle rien moins que conventionnel : entre eux, pas de rupture ni d’exclusion réciproque, mais une continuité assurée par le discours paradoxal, qui, décidément, s’avère dans son élément dans les zones transitionnelles, c’est-à-dire partout où, grâce à lui, l’un devient l’autre sans pour autant cesser d’être lui-même. « Le Portrait » évoque
et « Céleste Apocalypse », une « Verticale tombe »1067. Ailleurs, souffle un vent vertical : dans « Projection », il « vient du ciel »1068 et « Ordre » contient cette injonction :
Les énoncés paradoxaux neutralisent aussi l’opposition haut / bas. « À la Nuit » évoque
et dans « Lumière humaine », l’énonciateur peut déclarer :
Le personnage du « Mort en peine » se sent « ‘porté sur ’ ‘l’abîme où s’engouffre le ciel’ »1072, celui du « Visage » rêve de « ‘[s]’élancer au puits sans fond du ciel’ »1073. Au regard de la logique poétique, l’opposition n’a aucune pertinence. Ainsi, on s’abaisse pour mieux voir au-dessus de soi :
et inversement :
Très logiquement, l’effacement de l’opposition haut / bas entraîne celui de la paire dessus / dessous, et « Observatoire » peut évoquer
D’autre part, il se constitue une perspective « naïve » qui se plaît à confondre les plans, à les remplacer par des compositions sans profondeur où toute rencontre devient possible. L’opposition loin / près ne pouvait donc se maintenir et la voici aussi peu pertinente dans l’espace que dans le temps. La nuit est définie comme à la fois « lointaine » et « proche »1077 :
tandis qu’insectes et oiseaux
Autre effet, du reste très voisin, de la « perspective poétique » : le texte neutralise l’opposition ici / là et sa variante ici / là-bas. Tout obstacle à l’ubiquité est donc levé. Les espaces en mouvement, qui par nature jouent un rôle de trait d’union, ne manqueront pas d’en profiter et la Seine s’entend dire :
Certaines créatures détiennent le même pouvoir, tel l’« Ange des catacombes » :
ou l’« étranger » du « Miroir intérieur » :
Le jeu sur la perspective peut en outre se traduire par une juxtaposition paradoxale ou une composition naïve ne respectant pas les proportions. L’opposition grand / petit s’en trouvera naturellement invalidée :
Le texte récuse aussi l’antinomie clos / ouvert, comme en témoigne ce rapport de compatibilité entre deux lexèmes dont l’un évoque l’infini et l’autre une limite :
De ce fait, le ciel peut devenir symbole d’enfermement :
et l’horizon, qui, indirectement, suggère l’immensité (la limite qu’il dessine est la promesse d’un au-delà 1087), trouve son accomplissement dans un espace clos :
On voit que même l’opposition intérieur / extérieur 1089 disparaît, supplantée elle aussi par un continuum. Cela se vérifie dans ces deux vers du « Spectateur » :
ou dans les premiers versets du « Chant du malade » :
Ce glissement vers l’intérieur 1092 peut affecter les êtres comme les choses. Dans « Arbres », un parallèle est esquissé entre les végétaux et l’homme :
De même, les poissons qui « cachent en eux leur chemin »1094 et les félins qui,
ressemblent à l’homme, que l’on voit
Dans une perspective plus large, l’« espace du dedans » peut être parcouru exactement comme le cosmos, son jumeau, son double1097 :
On le voit, l’effacement de cette opposition dehors / dedans 1100 va de pair avec celui du couple grand / petit évoqué plus haut. L’énonciateur de « Retour à Paris » le confirme :
ainsi que les divagations du tout dans la partie lorsque la « Nuit convertie en femme » apparaît
On devine que ces lois qui régissent tout à la fois le cosmos, les végétaux, les animaux et les hommes s’appliqueront sans difficulté aux morts. Ceux-ci ne seront pas concernés par la double frontière dedans / dehors et grand / petit : l’ombre de Ricardo Güiraldes, par exemple, « ‘pourrai[t] pénétrer » « au coeur d’un diamant » « sans avoir à descendre de [s]on nouveau cheval’ »1103.
Bref, l’espace poétique construit par les paradoxes se caractérise par son absence de limites. Comme l’écrit Florence de Lussy, « ‘il n’y a plus dès lors qu’un seul espace et l’opposition entre intérieur et extérieur s’est évanouie’ »1104.
Par ailleurs, le paradoxe exprime l’agoraphobie du poète, liée, comme souvent, à la claustrophobie1105. Les immensités sont en effet perçues comme inquiétantes et étouffantes. Ce thème de l’espace inhospitalier, et même destructeur, était déjà présent dans les tout premiers vers de Supervielle :
Plus tard, une angoisse lancinante se manifestera à plusieurs reprises. Projetée sur une enfant dans Gravitations :
elle saisit le « Malade » des « Nouveaux Poèmes de Guanamiru » :
ou le poète en pleine pampa, dans Poèmes :
Enfin, les morts connaissent le même sentiment :
En définitive, le « travail » du paradoxe tel qu’il s’exerce sur les deux dimensions de l’espace et du temps présente une réelle cohérence : dans les deux cas, repères et catégories se trouvent redistribués, réorganisés de manière à substituer la compatibilité à l’exclusion réciproque, la coexistence à l’alternative. En d’autres termes, des structures originales se dégagent, émanations d’un même modèle sous-jacent caractérisé par l’effacement des oppositions qui fondent d’ordinaire les perceptions et les représentations.
Gravitations, p. 160.
1939-1945, p. 418.
Gravitations, p. 188.
Gravitations, p. 226.
À la nuit, p. 474.
« Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume... », Les Amis inconnus, p. 325.
1939-1945, p. 446.
Naissances, p. 548.
« Dialogue avec Jeanne », 1939-1945, p. 426.
« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.
Gravitations, p. 186.
Sans parler de l’adjectif touchante, que certes, le contexte invite à prendre au figuré, mais d’où toute notion de proximité, ou plutôt de contact, n’a pas complètement disparu.
« À la nuit », p. 474.
« Arbres malgré les événements... », La Fable du monde, p. 385.
« La Seine parle », L’Escalier, p. 580.
« L’Ange des catacombes », L’Escalier, p. 589.
« Étranger à l’affût et parfois loin de moi... », Les Amis inconnus, p. 337.
« Coeur », Gravitations, p. 193.
« Apparition », Gravitations, p. 164.
« La Colombe », Oublieuse mémoire, p. 494.
« L’Orage », Poèmes, p. 65.
Michel Collot a analysé cette « ambiguïté constitutive de l’horizon, qui peut paraître tout aussi bien ouvrir la profondeur qu’en barrer l’accès » dans La poésie moderne et la structure d’horizon, P.U.F., coll. « Écriture », 1989, p. 26 et passim.
« Faisant bouger le jour », 1939-1945, p. 452.
Dans une lettre à Valery Larbaud, Supervielle définit en ces termes l’enjeu poétique de Gravitations : « ce sont, en quelque sorte, des poèmes d’intérieur et d’extérieur en même temps [c’est l’auteur qui souligne] que j’ai voulu écrire, sans m’en douter, naturellement » (lettre datée du 14 décembre 1925, citée par Paul Viallaneix, op. cit., p. 124). Du reste, les effets de l’inspiration suffiraient à justifier l’effacement de toute frontière entre dedans et dehors dans l’univers poétique : « L’inspiration se manifeste en général chez moi par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l’espace que dans les diverses régions du coeur et de la pensée » (réponse à une enquête de la N.R.F. citée dans « En songeant à un art poétique », Naissances, p. 563).
Les Amis inconnus, p. 321.
L’Escalier, p. 574.
Supervielle a illustré cet étrange tropisme dans « En songeant à un art poétique » : « quand je vais dans la campagne le paysage me devient presque tout de suite intérieur par je ne sais quel glissement du dehors vers le dedans, j’avance comme dans mon propre monde mental » (Naissances, p. 559).
« Arbres dans la nuit et le jour », 1939-1945, p. 432.
« Haute mer », Gravitations, p. 207.
« Alarme », Gravitations, p. 204.
« La terre chante », Oublieuse mémoire, p. 509.
Supervielle emploie d’ailleurs l’expression « cosmos intérieur » pour désigner ce monde du dedans (« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 560).
« Puisque je ne sais rien de notre vie... », Les Amis inconnus, p. 328.
« Un poète », Les Amis inconnus, p. 326.
Cf. Margaret Michèle Cook : « Dehors et dedans se confondent donc ; le monde intérieur du poète se transforme en paysage et le paysage devient son monde intérieur » (« Jules Supervielle : pour une poétique de la transparence », Études françaises, t. 33, n° 3, Montréal, automne 1997, p. 40).
« Retour à Paris », Débarcadères, p. 152. Le paradoxe qui sous-tend cet étrange phénomène a été relevé par Jean Gaudon : « L’emboîtement paradoxal de l’immensité dans la finitude du corps se f[ait] tout naturellement, comme par osmose » (La Fable du monde suivi de Oublieuse mémoire, Poésie / Gallimard, Préface, p. 10).
« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.
« À Ricardo Güiraldes », Les Amis inconnus, p. 313.
Op. cit., p. 41.
Selon Gaston Bachelard, Supervielle « juxtapose la claustrophobie et l’agoraphobie quand il écrit : “Trop d’espace nous étouffe autant que s’il n’y en avait pas assez” » (La Poétique de l’espace, P.U.F., 1981, p. 199).
« La Fumée », Brumes du passé, p. 3-4.
« À une enfant », p. 161-162.
« Le Malade », Naissances, p. 553.
« Dans la pampa », p. 58.
« Oloron-Sainte-Marie », Le Forçat innocent, p. 258.