D. Paradoxe conjonctif et référent poétique

Mais les catégories qui servent à rendre compte du monde extérieur sont elles aussi transformées par la levée des oppositions. L’unicité cesse de s’opposer à la pluralité et l’homme peut rester unique tout en se multipliant :

Un homme grand, barbu et plusieurs fois lui-même
Les fait taire un à un d’un revers de la main1115.

Chaleur et fraîcheur sont présentées comme compatibles :

Je cherche une Amérique ardente et plus ombreuse1116

ainsi que légèreté et pesanteur, quand le nuage emporte les plus grosses masses dans son étoffe vaporeuse :

Rien ne lui est si pesant qu’il ne puisse l’embarquer1117.

De même, solidité et fragilité, inscrites sur un continuum, sont réunies dans le discours paradoxal :

Un roc est aussi vulnérable
Qu’une rose sur un rosier1118

tout comme matérialité et immatérialité :

Il frappa sur une table
Que jamais nul n’avait vue1119.

Réalité ou illusion ? La question se pose chaque fois que le poème donne des indices de l’une et de l’autre simultanément. Le logicien parle dans ce cas d’indécidabilité :

Et vous pensiez avoir longtemps écrit,
Il n’en resta que cette page blanche
Où nul ne lit, où chacun pense lire
Et qui se donne à force de silence1120.

Mais le texte poétique, lui, n’a pas à trancher. Dans sa « logique », la même scène peut s’avérer réelle et illusoire, et la même entité tout à la fois être et ne pas être.

Notes
1115.

« Quand le sombre et le trouble et tous les chiens de l’âme... », La Fable du monde, p. 383.

1116.

« L’Autre Amérique », Le Forçat innocent, p. 284.

1117.

« Le Nuage », Gravitations, p. 181.

1118.

« Notre ère », L’Escalier, p. 586.

1119.

« Le Spectateur », Les Amis inconnus, p. 322.

1120.

« Toujours sans titre », Les Amis inconnus, p. 336.