a) L’axe lumière-obscurité

Le soleil et les ténèbres, ou le jour et la nuit, sont souvent associés dans les paradoxes conjonctifs. À l’intérieur de ce champ lexical, des liens très étroits unissent les contraires, comme en témoigne l’attrait exercé par l’obscurité sur la lumière :

La lampe rêvait tout haut qu’elle était l’obscurité
Et répandait alentour des ténèbres nuancées1121.

Pourquoi cette fascination quasi-fantasmatique ? La nostalgie des origines n’y est sûrement pas étrangère. Car c’est un fait, le jour est issu des ténèbres :

Et le soleil considérait les mains qui l’avaient sorti de l’ombre1122
L’autre moitié [de la terre] est dans la nuit où se façonnent et déjà conspirent
De sombres soleils en tournoyante formation1123

et pour renouer dans l’au-delà avec ce lointain passé, on projette de « ‘se faire un beau jour d’une nuit coriace’ »1124. En somme, l’obscurité reste à la source de la lumière et à en juger d’après ‘« Nocturne en plein jour’ »1125 ou « ‘Visite de la nuit’ »1126 , elle persiste jusqu’en plein midi :

Il faisait grand jour et l’on approchait.
C’était bien la Nuit convertie en femme,
Tremblante au soleil comme une perdrix1127,

ce qui, on s’en souvient, n’exclut nullement la situation inverse :

J’exulte et fais lever de gros soleils en pleine nuit1128.

Le paradoxe devient plus audacieux encore lorsque la lumière se fait sombre, ou noire : à la « ‘flamme obscure’ » de « ‘47 boulevard Lannes’ »1129 et aux « ‘sombres soleils’ »1130 déjà cités répondent dans « S‘aisir’ » les « ‘Feux noirs d’un bastingage’ »1131 et à la fin de « ‘400 atmosphères’ »,

[...] s’allument un à un les phares des profondeurs
Qui sont violemment plus noirs que la noirceur1132.

Inversement, l’obscurité peut présenter les attributs de la lumière. Le noir « éclaire » :

Une apparition tonnante de corbeaux
N’est-ce pas suffisant pour éclairer les êtres1133,

la « noirceur » possède des « candélabres », les ténèbres se font aveuglantes :

Et tu sors d’une nuit qui te brûle les yeux1134

et pour faire bonne mesure, un poème reprend à son compte l’oxymore figé par l’usage « nuit blanche »1135. Ainsi s’expliquent à la fois ce conseil :

Mais si tu veux y voir clair, il faut venir tous feux éteints1136

et ces comportements :

Et je ferme les yeux
Pour vous voir revenir1137
Et pour mieux connaître ma route
Je ferme les yeux [...]1138.

Le texte, constate-t-on, circule en toute liberté entre lumière et obscurité et sa logique va immanquablement le porter à juxtaposer des indices de l’une et de l’autre. Il en résultera des oxymores et autres formules énergiques. Dans Comme des voiliers, le poète évoque les « ‘yeux si noirs et si lumineux’ »1139 de la femme aimée, plus tard il accueillera dans ses vers « ‘un jour étoilé » et « un lunaire soleil’ »1140, puis à l’orée d’Oublieuse mémoire, soleil et lune voisineront dans une double apostrophe1141. Quant au « Hors-venu », on se souvient que son évocation mêle inextricablement les isotopies lumière et obscurité 1142.

Notes
1121.

« La lampe rêvait tout haut qu’elle était l’obscurité », Les Amis inconnus, p. 329.

1122.

« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522.

1123.

« Confiance », Naissances, p. 555.

1124.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492.

1125.

La Fable du monde, p. 373.

1126.

Les Amis inconnus, p. 345.

1127.

« Visite de la nuit », Les Amis inconnus, p. 345.

1128.

« Colonies, ô colonies, ardeurs volantes... », Gravitations, p. 220.

1129.

Gravitations, p. 167.

1130.

« Confiance », Naissances, p. 555.

1131.

« Grands yeux dans ce visage... », Le Forçat innocent, p. 245.

1132.

Gravitations, p. 206.

1133.

« Une apparition tonnante de corbeaux... », Le Corps tragique, p. 599.

1134.

« France », 1939-1945, p. 416.

1135.

« Insomnie », Naissances, p. 541.

1136.

« Au soleil », Le Corps tragique, p. 625.

1137.

« Dans l’oubli de mon corps », La Fable du monde, p. 391.

1138.

« Croire sans croire », L’Escalier, p. 584.

1139.

« Dans le pré rougi de coquelicots... », Comme des voiliers, p. 24.

1140.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.

1141.

« Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,

Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ? »

(« Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire... », Oublieuse mémoire, p. 485).

1142.

Cf. : « Son corps nu toujours éclairé

Dans les défilés de la nuit

Par un soleil encor violent

Qui venait d’un siècle passé

Par monts et par vaux de lumière

À travers mille obscurités »

(Les Amis inconnus, p. 305).