c) L’axe mouvement-immobilité

Des phénomènes analogues se rencontrent dans le couple mouvement-immobilité, notamment lorsque le déplacement est évoqué dans une situation qui le rend impossible. Le désir de voyage est alors condamné à rester insatisfait :

Ô toi [Marseille] toujours en partance
Et qui ne peux t’en aller1160

et le pèlerinage voué au sur-place : un « ‘pèlerinage de pierre’ » dans Oublieuse mémoire 1161 répond au « ‘pèlerinage immobile’ » de Débarcadères 1162. Ce dernier recueil évoque en outre un « ‘rigide envol’ »1163 et Le Corps tragique, des ‘« pas » « immobiles ’»1164.

À l’opposé, des énoncés paradoxaux vont offrir le mouvement à des êtres ou des objets qui en sont d’ordinaire privés. Un handicapé retrouve l’usage de ses membres :

C’est l’heure [...]
Où le paralytique se dégage avec calme
De son torrent à sec, de pierres et de cailloux1165

et c’en est fini de l’immobilité des murs :

Ah ! chacun pour soi les quatre murs partent1166

et des statues :

Toute la forêt attend que la statue abaisse son bras levé.
Ce sera pour aujourd’hui1167
Voici les hautes statues de marbre qui lèvent l’index avant de mourir1168
De ce bout du monde à l’autre
Vont de hautaines statues
Et de grands galops de marbre
En patrouille dans les rues1169
Dans les palais, les places, les églises,
Chaque statue s’arrache à ses assises
[...]
Les dieux de pierre et de métal taillés
Descendent à grand bruit les escaliers1170.

De même, une ville peut s’animer subitement :

Et c’est Paris qui fait irruption par la croisée
Avec les grandes foulées de Notre-Dame de pierre1171.

À cet égard, la structure présente une parfaite symétrie : ce qui a vocation au mouvement se voit retenu et figé sur place, tandis que les êtres et les choses immobiles par définition entrent en mouvement. Cette dualité transcendée par les paradoxes se choisit d’ailleurs des emblèmes où se lit toute l’ambiguïté qu’un lien aussi étroit entre deux contraires ne pouvait manquer de produire. L’horizon, déjà symbole de la dualité dans l’organisation de l’espace, a aussi à voir avec le mouvement et son contraire dont il traduit justement l’indissoluble lien :

L’horizon déménageait sa fixité hors d’usage1172
Les vieux horizons déplacent les distances1173.

Le cheval, animal destiné à parcourir la pampa au galop, mais après avoir appris de l’homme à contenir sa fougue, va lui aussi symboliser la rencontre des contraires ; on découvre dans « Les Jouets » des ‘« Chevaux de bois au fier galop, tout immobile’ »1174 auxquels répond dans ‘« La terre chante’ » un « ‘Grand cheval galopant sur place à toute allure’ »1175. Quant à l’arbre, attaché à la terre par ses racines, mais aux branches souples et au feuillage ondoyant, il semble un symbole tout désigné de l’ambivalence immobilité-mouvement. Secoué par le vent, l’arbre des Amis inconnus « ‘se contorsionne » et « va dans tous les sens / Tout en restant immobile’ »1176, tandis que celui de La Fable du monde évoque ses « ‘racines volantes’ »1177.

Pour relier les deux pôles du continuum, le texte fait aussi appel, dans sa stratégie multiforme, au thème du souvenir : double par essence, celui-ci peut renvoyer en même temps à un passé plein d’agitation et au présent assagi de l’énonciateur :

Mon enfance voudrait courir dans la maison
Mais elle y court, elle mène son tapage de passé,
[...]
Elle se dresse, elle tourne et tout cela, immobile1178.

Enfin, la mort refuse de se cantonner au pôle négatif de la structure et les morts, au nom de l’ambivalence qui leur est ici consubstantielle1179, ne cessent de la parcourir d’un bout à l’autre. Tout plutôt que de se résigner à une immobilisation définitive. Si dans « Sonnet », le projet reste modeste :

Immobiles, changer un petit peu de place1180,

le mouvement peut devenir plus perceptible, voire très rapide :

Et les morts à la guerre pour ne pas arriver en retard à l’humble fête générale,
Descendent quatre à quatre leurs interminables escaliers.
Et ils n’en finissent plus de descendre en courant dans le plus grand tumulte silencieux1181.

Bref, les morts bougent, et si cela nous échappe, c’est que notre regard manque d’acuité :

Ô morts à la démarche dérobée,
Que nous confondons toujours avec l’immobilité1182.
Notes
1160.

« Marseille », Débarcadères, p. 141.

1161.

« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig », p. 526.

1162.

« La montagne prend la parole », p. 133.

1163.

« Colons sur le Haut Parana », p. 145.

1164.

« Un arbre est une bête... », p. 605.

1165.

« Confiance », Naissances, p. 555.

1166.

« Réveil », Gravitations, p. 196.

1167.

« Hier et aujourd’hui », Gravitations, p. 197.

1168.

« Au feu ! », Gravitations, p. 227.

1169.

« Feux du ciel », Le Forçat innocent, p. 270.

1170.

« Statues à Venise », Le Corps tragique, p. 595-596.

1171.

« Paris », Naissances, p. 554.

1172.

« Le Gaucho », Débarcadères, p. 130.

1173.

« Les vieux horizons déplacent les distances, les enfument... », Gravitations, p. 181.

1174.

Comme des voiliers, p. 27.

1175.

Oublieuse mémoire, p. 510.

1176.

« L’Arbre », p. 343.

1177.

« Premiers jours du monde », La Fable du monde, p. 360.

1178.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

1179.

V. infra pour plus de détails.

1180.

Oublieuse mémoire, p. 492.

1181.

« Guerre et paix sur la terre », Oublieuse mémoire, p. 528.

1182.

« Oloron-Sainte-Marie », Le Forçat innocent, p. 257.