F. Le paradoxe conjonctif au coeur de la structure vie-mort

La mort réunit donc, entre autres contraires, le mouvement et l’immobilité :

Bientôt tu parcourras les plus grandes distances
Dans l’immobilité du corps et le silence1183,

ce qui témoigne une nouvelle fois d’un continuum (vie-mort) là où le code commun génère une opposition (vie / mort). En fait, l’analyse révèle entre cette structure et les précédentes des liens extrêmement étroits. Certes, les couples lumière-obscurité, silence-bruit et mouvement-immobilité se répondent ou se relaient, bref, se complètent. Mais ils ne se limitent pas à ces jeux d’écho « horizontaux ». En profondeur, ils ne peuvent être dissociés de l’axe vie-mort, auquel ils prêtent leurs caractéristiques propres, mais dont ils s’avèrent en définitive les métonymes de par l’évidence des liens noués par les textes.

La mort, le paradoxe en souligne le caractère insidieux et inconcevable :

Ne crains pas de laisser
Entrer aussi la mort,
Elle aime mieux passer
Par les portes fermées !1184

ainsi que le manque absolu qu’elle représente :

Il n’est plus grande douleur
Que ne pas pouvoir souffrir1185.

Mais au fond, l’enjeu est ailleurs, là, précisément, où l’intolérable peut être subverti, ou du moins contesté. Aussi le paradoxe s’emploie-t-il surtout à relier les deux contraires et plus précisément à rattacher la mort à la vie en lui conférant — fût-ce sous une forme « atténuée » — lumière, parole ou mouvement. Ainsi certains morts opposent à la nuit éternelle la lumière de la conscience :

[Ils] n’ont jamais pu s’endormir1186

et le mouvement n’est plus l’apanage de la vie :

Ils [les « chevaux sans cavaliers »] couraient à l’envi, ou tournaient sur eux-mêmes,
Ne s’arrêtant que pour mourir
Changer de pas dans la poussière et repartir1187.

L’absence de limites dans le registre sensoriel ne trouverait-elle pas ici son explication ? Si l’on admet que la vie est indissociable du mouvement, du bruit et de la lumière, et que les continuums envisagés plus haut jouent le rôle de variantes de la structure noyau vie-mort, leurs points communs se justifient : quoi de plus normal, en effet, si chacune des structures dérivées présente la même particularité que la matrice ?

Ainsi, de paradoxe en paradoxe1188 , approchons-nous, sinon du principe premier, car il serait hasardeux d’affirmer qu’il n’y en a qu’un, du moins d’une structure thématique fondamentale. Celle-ci, génératrice de très nombreuses conjonctions paradoxales, doit être présentée dans le respect de son ambiguïté et de sa dynamique. Car ici encore, rien de simple ni de figé : l’enjeu du discours paradoxal consiste à exprimer dans ses manifestations l’intrication de la vie et de la mort. Relisons « L’Oiseau de vie » : il aurait aussi bien pu s’appeler « L’Oiseau de mort », lui qui retire autant qu’il donne :

Oiseau secret qui nous picores
Et nous fais vivre en même temps,
Toi qui nous ôtes et nous rends
D’un bec qui nourrit et dévore
[...]
Tu fais, tu défais l’édifice1189.

Vie et mort se trouvent profondément entremêlées1190, comme le confirment la formule « tombeau vivant »1191 et ces quelques vers :

Que puis-je moi qui suis un souvenir
Pourtant vivant, à cent lieues à la ronde,
Et pourtant mort, partout en devenir1192

ou encore cette étrange invitation :

Salut, entrons tous deux dans la mort des vivants,
Dans un monde où l’on respire en suffoquant1193.

On en voit les conséquences : la mort, présentée comme un arrachement progressif, garde le souvenir de la vie et celle-ci est déjà tout imprégnée de mort.

Autre corollaire : puisque rien n’est définitivement aboli, la résurrection du passé devient envisageable :

tu ne sais pas ce qu’est une vague morte depuis trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr encore,
ni l’alouette immobile depuis plusieurs décades qui devient en moi une alouette toute neuve,
avec un coeur rapide, rapide1194.

Et ceci nous ramène à l’organisation de la structure temporelle, qui donc admet non seulement les voyages à travers les âges, mais aussi, à l’occasion, de spectaculaires renaissances.

Notes
1183.

« Dieu parle à l’homme », La Fable du monde, p. 357.

1184.

« Puisque nos battements... », La Fable du monde, p. 380.

1185.

« L’Aube dans la chambre », Les Amis inconnus, p. 309.

1186.

« Le Hors-venu », Les Amis inconnus, p. 306.

1187.

« Chevaux sans cavaliers », La Fable du monde, p. 403.

1188.

Ou plus exactement, de structure paradoxale en structure paradoxale.

1189.

Oublieuse mémoire, p. 493.

1190.

Dès 1938, Jules Tordjman écrivait à ce propos : « Nul poète, comme lui, n’a su nous habituer à cette présence vivante de la mort » (« Témoignage », in « Reconnaissance à Supervielle », Regains, n° cité, p. 106).

1191.

« L’obscurité me désaltère... », La Fable du monde, p. 377.

1192.

« Pour ces yeux verts, souvenir de quels mondes... », Le Corps tragique, p. 627.

1193.

« J’ai veillé si longtemps que j’en suis effrayant... », Le Corps tragique, p. 597.

1194.

« Nous sommes là tous deux comme devant la mer... », Débarcadères, p. 132.