B. La dualité de la nature humaine

Ces paradoxes de la psychologie humaine sont à mettre en relation avec la volonté divine. L’homme est tiraillé par des forces contraires parce que son créateur l’a voulu double :

[...] sois un dieu, sois un homme1203
Te voilà petit dieu, cent mille fois mortel1204.

Il ne lui reste donc qu’à s’accommoder de cette dualité fondamentale, malgré son ardente aspiration à l’unité :

Nous sommes deux, nous sommes un1205.

Difficile d’atteindre à l’harmonie intérieure, dans ces conditions. De fait, le quotidien peut s’avérer inconfortable, comme en témoignent les dissonances entre les deux voix d’« Alter ego »1206.

Par chance, la dualité est quelquefois mieux assumée, ce qui se traduit par des structures inclusives, où les traits contradictoires cohabitent spontanément. On le constate dans les registres sensoriels : par suite de la disparition des repères fixes au profit de continuums, des messages antagonistes peuvent coexister dans la même sensation (les veines, par exemple, sont assimilées à des « ‘rivières [...] ’ ‘brûlantes et douces’ »1207). De même, les sentiments donnent lieu à des définitions qui non seulement effacent toute ligne de fracture entre les contraires, mais soulignent leur interdépendance jusqu’à poser leur équivalence :

Pleurer de joie c’est pleurer de détresse1208.

Cela dit, la forme la plus accomplie de la dualité, c’est la femme qui va la fournir : « ‘vous êtes deux / Avec même visage’ », lit-on dans « La Dormeuse »1209 et les ‘« purs ovales féminins [...] ont la mémoire de la volupté’ »1210. On se souvient en outre de ces vers de « À la femme » destinés à la « familière inconnue » :

Ressemblante, mais changeante,
Tu me fuis et tu me hantes1211.

En fait, la féminité apparaît comme une dualité bien assumée, harmonieuse. L’homme, quant à lui, s’essouffle un peu aux côtés de sa compagne qui concilie si bien des aspirations contradictoires. Sa perplexité transparaît dans ce paradoxe baroque :

Dame qui me voulez fidèle à votre image
Voilà que maintenant vous changez de visage ?1212

C’est que la dualité détermine chez la femme le rapport à l’existence. Tout ce qui émane d’elle en porte la marque. Même le désir qu’elle inspire s’avère double, comme le découvre celui

Qui [la] recherche et qui [la] fuit1213.
Notes
1203.

« Dieu crée l’homme », La Fable du monde, p. 356.

1204.

« À l’homme », 1939-1945, p. 439.

1205.

« Ainsi parlait je sais bien qui... », Les Amis inconnus, p. 340.

1206.

Les Amis inconnus, p. 338-339.

1207.

« Coeur », Le Forçat innocent, p. 238.

1208.

« Le Don des larmes », Le Corps tragique, p. 596.

1209.

1939-1945, p. 450.

1210.

« Derrière ce ciel éteint », Débarcadères, p. 126.

1211.

Oublieuse mémoire, p. 534.

1212.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

1213.

« La Captive », 1939-1945, p. 449.