C. Paradoxe conjonctif et difficultés de communication

Mais qu’elle soit bien ou mal assumée, la dualité retentit lourdement sur les rapports humains, sur la communication, et par là, elle fait le lit du paradoxe. Celui-ci peut résulter de la confrontation subjectivité / « réalité » :

[...] une folle toute nue
[...] attend les adorateurs
Qui viendront lui montrer leur coeur ;
Et, tournant les yeux vers la porte,
De ses yeux pointus les exhorte
À s’approcher de sa blancheur
Mais elle est noire à faire peur 1214.

Mais le texte y recourt surtout pour exprimer la solitude ontologique. Déjà, maintenir le contact avec les proches ne va pas sans difficultés :

Et nous sommes perdus parmi nos familiers1215.

L’espoir de communiquer avec des inconnus semble a fortiori chimérique, d’autant que chacun ne dispose

Que [du] scintillement d’un coeur
Obscur pour les autres hommes 1216.

Il n’est donc pas surprenant que les sentiments les plus profonds soient placés sous le signe du paradoxe. On sait que l’amitié n’a pas toujours les effets attendus 1217. Quant à l’amour, et plus exactement l’amour filial, dont on ne saurait ici exagérer l’importance, il s’adresse à des êtres hors d’atteinte. Ceci est annoncé dès les premiers vers du premier recueil :

Il est deux êtres chers, deux êtres que j’adore,
Mais je ne les ai jamais vus1218.

Pour les commenter, les éditeurs des OEuvres poétiques complètes recourent d’ailleurs à une formule paradoxale :

‘[...] se dit pour la première fois cette présence-absence 1219 qui accompagnera le poète tout au long de sa vie et de son oeuvre.1220

À en juger par les paradoxes conjonctifs, la communication intersubjective connaît donc des distorsions et des échecs. Reste à savoir quelles relations se construisent au travers du discours paradoxal entre l’homme et les autres créatures.

Notes
1214.

« Attente », Oublieuse mémoire, p. 530-531.

1215.

« Des deux côtés des Pyrénées », 1939-1945, p. 408.

1216.

« Solitude », Les Amis inconnus, p. 324. On se souvient qu’en désespoir de cause, l’allocutaire de « Solitude » va chercher ses interlocuteurs dans le cosmos. Le paradoxe reflète alors l’attitude singulière de celui qui se confie aux étoiles faute d’avoir su « trouver[...] un contemporain » :

« Mais à défaut d’un visage

Les étoiles comprennent ta langue

Et d’instant en instant, familières des distances,

Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles ».

Ces vers (notamment le premier) traduisent un sentiment d’échec, mais aussi ce qu’il faut bien appeler le drame de la condition humaine, puisque rien ne semble si difficile que d’« aim[er] les hommes de [s]on époque » (ibid.).

1217.

Cf. dans Le Forçat innocent :

« Tu cherches qui pourrait

Te servir de bourreau

Et ton meilleur ami

A le regard qu’il faut »

(« Tu t’accuses de crimes... », p. 263)

et dans Les Amis inconnus :

« “Si je croise jamais un des amis lointains

Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ?” »

(« Les Amis inconnus », p. 300).

1218.

« À la mémoire de mes parents », Brumes du passé, p. 3.

1219.

C’est nous qui soulignons.

1220.

Rodica Baconsky, Hyun-Ja Kim-Schmidt et Michel Collot, Notes et variantes, p. 660.