Paradoxal, le bestiaire l’est à plus d’un titre. De même qu’il se plaît à infirmer les stéréotypes, le monde poétique va faire mentir la réputation de plusieurs animaux. Le lion, effrayé, « s’efface » devant l’antilope, laquelle avance sereinement vers le tigre1221. Toute agressivité aurait-elle disparu chez les bêtes sauvages ? De fait, l’harmonie règne entre l’homme et le loup. Celui-ci, que l’on voit dans les contes répandre la terreur, adopte ici un comportement de chien fidèle :
Il n’empêche que le paradoxe conjonctif va ici encore exprimer la dualité, voire la duplicité, puisque les animaux savent eux aussi cacher leur véritable nature derrière des faux-semblants1223.
Du reste, entre l’homme et l’animal vont se répéter les incompréhensions relevées plus haut entre les humains. Le poids de la subjectivité s’avère ici encore déterminant. Tout comme la « ‘folle toute nue’ » qui se croit d’une blancheur d’albâtre alors qu’elle est « ‘noire à faire peur’ »1224 — et qui se montre en cela littéralement prisonnière de sa subjectivité —, l’homme et l’oiseau1225 donnent un bel exemple des ravages causés par l’enfermement dans son seul point de vue. Ont-ils tous deux leur part de responsabilité dans ce dialogue de sourds ? Sinon, lequel des deux refuse, comme la « folle », de se soumettre au principe de réalité ? Le lecteur est tenté de conclure à l’entière responsabilité de l’homme qui, pour finir, n’hésite pas à tuer son interlocuteur. Mais l’essentiel n’est pas là. On remarquera surtout que ce texte propose une forme rare de paradoxes conjonctifs : il s’agit de séquences dialoguées consistant chacune en un échange de répliques. Les tensions produites expriment donc l’écart irréductible entre les points de vue et l’impossibilité de trouver un terrain d’entente :
Manifestement, la communication ne s’accommode pas de la proximité. L’autre, animal ou humain, n’est tolérable que dans la mesure où il n’empiète pas sur notre espace intime — et pourtant nous rêvons d’une présence attentive et confiante. Ici le paradoxe ne va pas sans douleur.
« L’Antilope », Les Amis inconnus, p. 334.
« Compagnons du silence, il est temps de partir... », 1939-1945, p. 441.
Cf. : « Ô bestiaire malfaisant
Et qui s’accroît chemin faisant,
Bestiaire fait de bonnes bêtes
Qui nous paraissaient familières »
(« Quand le cerveau gît dans sa grotte... », Le Corps tragique, p. 594).
« Attente », Oublieuse mémoire, p. 531.
« L’Oiseau », Les Amis inconnus, p. 300-301.