D. L’homme face aux animaux

Paradoxal, le bestiaire l’est à plus d’un titre. De même qu’il se plaît à infirmer les stéréotypes, le monde poétique va faire mentir la réputation de plusieurs animaux. Le lion, effrayé, « s’efface » devant l’antilope, laquelle avance sereinement vers le tigre1221. Toute agressivité aurait-elle disparu chez les bêtes sauvages ? De fait, l’harmonie règne entre l’homme et le loup. Celui-ci, que l’on voit dans les contes répandre la terreur, adopte ici un comportement de chien fidèle :

De grands loups familiers attendent à la porte1222.

Il n’empêche que le paradoxe conjonctif va ici encore exprimer la dualité, voire la duplicité, puisque les animaux savent eux aussi cacher leur véritable nature derrière des faux-semblants1223.

Du reste, entre l’homme et l’animal vont se répéter les incompréhensions relevées plus haut entre les humains. Le poids de la subjectivité s’avère ici encore déterminant. Tout comme la « ‘folle toute nue’ » qui se croit d’une blancheur d’albâtre alors qu’elle est « ‘noire à faire peur’ »1224 — et qui se montre en cela littéralement prisonnière de sa subjectivité —, l’homme et l’oiseau1225 donnent un bel exemple des ravages causés par l’enfermement dans son seul point de vue. Ont-ils tous deux leur part de responsabilité dans ce dialogue de sourds ? Sinon, lequel des deux refuse, comme la « folle », de se soumettre au principe de réalité ? Le lecteur est tenté de conclure à l’entière responsabilité de l’homme qui, pour finir, n’hésite pas à tuer son interlocuteur. Mais l’essentiel n’est pas là. On remarquera surtout que ce texte propose une forme rare de paradoxes conjonctifs : il s’agit de séquences dialoguées consistant chacune en un échange de répliques. Les tensions produites expriment donc l’écart irréductible entre les points de vue et l’impossibilité de trouver un terrain d’entente :

« Oiseau, que cherchez-vous, voletant sur mes livres,
Tout vous est étranger dans mon étroite chambre.
— J’ignore votre chambre et je suis loin de vous,
Je n’ai jamais quitté mes bois, je suis sur l’arbre
Où j’ai caché mon nid [...].
— Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.

Manifestement, la communication ne s’accommode pas de la proximité. L’autre, animal ou humain, n’est tolérable que dans la mesure où il n’empiète pas sur notre espace intime — et pourtant nous rêvons d’une présence attentive et confiante. Ici le paradoxe ne va pas sans douleur.

Notes
1221.

« L’Antilope », Les Amis inconnus, p. 334.

1222.

« Compagnons du silence, il est temps de partir... », 1939-1945, p. 441.

1223.

Cf. : « Ô bestiaire malfaisant

Et qui s’accroît chemin faisant,

Bestiaire fait de bonnes bêtes

Qui nous paraissaient familières »

(« Quand le cerveau gît dans sa grotte... », Le Corps tragique, p. 594).

1224.

« Attente », Oublieuse mémoire, p. 531.

1225.

« L’Oiseau », Les Amis inconnus, p. 300-301.