Outre le fonctionnement du monde et la peinture de l’homme dans sa complexité et ses frustrations, les séquences conjonctives s’intéressent à la transcendance.
Commençons par le « Dieu de poésie » qui, tant bien que mal, gouverne la création et les créatures. Si les paradoxes disjonctifs insistaient volontiers sur son impuissance à générer de l’harmonie, les séquences conjonctives tiennent quant à elles un discours plus nuancé.
Certes, elles aussi font état des limites et des imperfections du Créateur. Elles lui prêtent en particulier des réactions et des sentiments très humains. L’extrême souci de ne pas déranger est un exemple patent de cet anthropomorphisme. Toujours prêt à se retirer « ‘sur la pointe des pieds’ », ce ‘« Dieu qui s’efface toujours’ »1226 manque d’assurance. La sérénité, aussi, lui fait défaut. L’un des poèmes de La Fable du monde s’intitule « Tristesse de Dieu »1227 et à quelques pages de là, le Créateur s’avoue partagé entre impatience et perfectionnisme :
Toujours dans le même recueil, le voici en proie à une affectivité envahissante, ce Dieu qui n’échappe pas à la honte1229 et que l’on surprend
Autres marques de faiblesse : sa liberté et son savoir s’avèrent tout aussi limités que ses pouvoirs :
Tel un homme, il lui arrive aussi de ne pas être à la hauteur de sa tâche, comme dans ce poème qui combine étrangement les marques de la deuxième et de la troisième personne :
Comme un homme, également, il ne parvient pas à répandre l’harmonie autour de lui :
ni n’accède aisément à la connaissance de soi :
Il s’ensuit des confessions désabusées qui traduisent la lassitude et l’impuissance1236, une agitation vaine et une solitude mal assumée1237. En somme, ces aveux justifient les termes de l’invocation « Ô Dieu très atténué [...] petit et séparé »1238 et recoupent les définitions très limitatives de « Prière à l’inconnu », où se lisent la fragilité, la passivité et une espérance vacillante1239.
Néanmoins, les paradoxes conjonctifs jouent ici un rôle très ambivalent, puisqu’ils expriment tout aussi efficacement la transcendance de Dieu. En lui se mêlent, soulignent-ils, le silence et le bruit, le présent et l’avenir, bref, il détient le pouvoir de concilier les contraires :
Grâce au paradoxe, sa nature divine s’affirme : l’ubiquité compte parmi ses attributs :
et il garde en tous lieux une aisance souveraine :
Conjugués aux précédents, ces paradoxes expriment somme toute la nature complexe du « Dieu de poésie », qui parvient à concilier, entre autres contraires, la puissance et la faiblesse. Ces différentes séquences doivent néanmoins être distinguées. Tandis que les secondes correspondent à une tradition bien établie (quoi de plus efficace, en effet, pour évoquer l’inconcevable, que des formules défiant l’entendement ?), les premières, qui soulignent les limites et les imperfections du Créateur, témoignent d’une approche profondément paradoxale de la divinité.
On le voit, le Dieu de Supervielle n’échappe pas à la dualité, qui gouverne aussi ses rapports avec l’homme, fondés sur une opposition entre croyance et réalité :
À cette ambiguïté dans le projet divin répond chez sa créature un sentiment religieux où l’incroyance n’exclut pas la prière :
« N’oublie pas non plus tous ceux... », La Fable du monde, p. 371.
P. 367-369.
« Dieu pense à l’homme », La Fable du monde, p. 355.
Cf. « [l]e Dieu honteux des blasphèmes / Lointain et boitant sa peine » (« N’oublie pas non plus tous ceux... », La Fable du monde, p. 371).
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.
« Le Premier Arbre », La Fable du monde, p. 358.
Ibid.
« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351.
Cf. « Je suis un souvenir qui descend, vous vivez dans un souvenir » (« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368).
Cf. « Je suis l’errant en soi-même et le grouillant solitaire » (Ibid.).
« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.
Cf. :« Même si tu n’es qu’un souffle d’il y a des milliers d’années,
Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie »
(La Fable du monde, p. 364).
« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351-352.
« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522.
« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.
« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522.
« Emmêlé à tant d’étoiles... », La Fable du monde, p. 354.
« Prière à l’inconnu », La Fable du monde, p. 363.
« À nos amis hongrois », Le Corps tragique, p. 613.