3. Le paradoxe conjonctif dans l’expression de la transcendance

Outre le fonctionnement du monde et la peinture de l’homme dans sa complexité et ses frustrations, les séquences conjonctives s’intéressent à la transcendance.

A. Dieu et la religion

Commençons par le « Dieu de poésie » qui, tant bien que mal, gouverne la création et les créatures. Si les paradoxes disjonctifs insistaient volontiers sur son impuissance à générer de l’harmonie, les séquences conjonctives tiennent quant à elles un discours plus nuancé.

Certes, elles aussi font état des limites et des imperfections du Créateur. Elles lui prêtent en particulier des réactions et des sentiments très humains. L’extrême souci de ne pas déranger est un exemple patent de cet anthropomorphisme. Toujours prêt à se retirer « ‘sur la pointe des pieds’ », ce ‘« Dieu qui s’efface toujours’ »1226 manque d’assurance. La sérénité, aussi, lui fait défaut. L’un des poèmes de La Fable du monde s’intitule « Tristesse de Dieu »1227 et à quelques pages de là, le Créateur s’avoue partagé entre impatience et perfectionnisme :

Que je suis pressé de le voir !
Je le garde, je le retarde
Afin de le mieux concevoir1228.

Toujours dans le même recueil, le voici en proie à une affectivité envahissante, ce Dieu qui n’échappe pas à la honte1229 et que l’on surprend 

Secoué par les prières et les blasphèmes des hommes1230.

Autres marques de faiblesse : sa liberté et son savoir s’avèrent tout aussi limités que ses pouvoirs :

Mais j’étais pris par la racine
Comme à un piège naturel1231
Je ne me savais pas si feuillu1232.

Tel un homme, il lui arrive aussi de ne pas être à la hauteur de sa tâche, comme dans ce poème qui combine étrangement les marques de la deuxième et de la troisième personne :

Dieu qui ne remplis sa chose
Qu’à moitié comme à regret1233.

Comme un homme, également, il ne parvient pas à répandre l’harmonie autour de lui :

Dieu vous survit, lui seul survit entouré par un grand massacre1234

ni n’accède aisément à la connaissance de soi :

Et que je cesse enfin d’être mon inconnu1235.

Il s’ensuit des confessions désabusées qui traduisent la lassitude et l’impuissance1236, une agitation vaine et une solitude mal assumée1237. En somme, ces aveux justifient les termes de l’invocation « Ô Dieu très atténué [...] petit et séparé »1238 et recoupent les définitions très limitatives de « Prière à l’inconnu », où se lisent la fragilité, la passivité et une espérance vacillante1239.

Néanmoins, les paradoxes conjonctifs jouent ici un rôle très ambivalent, puisqu’ils expriment tout aussi efficacement la transcendance de Dieu. En lui se mêlent, soulignent-ils, le silence et le bruit, le présent et l’avenir, bref, il détient le pouvoir de concilier les contraires :

Et ma tête foisonne, et mon être bourdonne
De milliers de silences, tous différents,
Ce sont les voix de ceux qui n’en ont pas encore1240
Le grand et le petit, le long et le large disparaissent rapidement dans son harmonie1241.

Grâce au paradoxe, sa nature divine s’affirme : l’ubiquité compte parmi ses attributs :

Je suis partout à la fois [...]1242

et il garde en tous lieux une aisance souveraine :

Et malgré sa taille humaine,
Dieu pouvait se pencher sans effort sur les monts et les vallées,
Il était toujours à l’échelle1243.

Conjugués aux précédents, ces paradoxes expriment somme toute la nature complexe du « Dieu de poésie », qui parvient à concilier, entre autres contraires, la puissance et la faiblesse. Ces différentes séquences doivent néanmoins être distinguées. Tandis que les secondes correspondent à une tradition bien établie (quoi de plus efficace, en effet, pour évoquer l’inconcevable, que des formules défiant l’entendement ?), les premières, qui soulignent les limites et les imperfections du Créateur, témoignent d’une approche profondément paradoxale de la divinité.

On le voit, le Dieu de Supervielle n’échappe pas à la dualité, qui gouverne aussi ses rapports avec l’homme, fondés sur une opposition entre croyance et réalité :

Qu’il me situe au loin
Et que je lui résiste
Moi qui serai en lui1244.

À cette ambiguïté dans le projet divin répond chez sa créature un sentiment religieux où l’incroyance n’exclut pas la prière :

Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même1245
Comme pour comparaître
Devant un juste Maître,
Avec son tribunal,
Nous ouvrons nos fenêtres
Dans le jour qui fait mal,
Nous qui ne pouvons rien,
Vous qui manquez de tout,
Nous qui ne pouvons rien
Que nous mettre à genoux
Nous qui ne croyons pas,
Nous qui prions pour vous 1246.
Notes
1226.

« N’oublie pas non plus tous ceux... », La Fable du monde, p. 371.

1227.

P. 367-369.

1228.

« Dieu pense à l’homme », La Fable du monde, p. 355.

1229.

Cf. « [l]e Dieu honteux des blasphèmes / Lointain et boitant sa peine » (« N’oublie pas non plus tous ceux... », La Fable du monde, p. 371).

1230.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

1231.

« Le Premier Arbre », La Fable du monde, p. 358.

1232.

Ibid.

1233.

« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.

1234.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

1235.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351.

1236.

Cf. « Je suis un souvenir qui descend, vous vivez dans un souvenir » (« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368).

1237.

Cf. « Je suis l’errant en soi-même et le grouillant solitaire » (Ibid.).

1238.

« Ô Dieu très atténué... », La Fable du monde, p. 370.

1239.

Cf. :« Même si tu n’es qu’un souffle d’il y a des milliers d’années,

Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie »

(La Fable du monde, p. 364).

1240.

« Le Chaos et la Création », La Fable du monde, p. 351-352.

1241.

« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522.

1242.

« Tristesse de Dieu », La Fable du monde, p. 368.

1243.

« Genèse », Oublieuse mémoire, p. 522.

1244.

« Emmêlé à tant d’étoiles... », La Fable du monde, p. 354.

1245.

« Prière à l’inconnu », La Fable du monde, p. 363.

1246.

« À nos amis hongrois », Le Corps tragique, p. 613.