4. Paradoxe conjonctif et création

Si le paradoxe conjonctif exprime si fréquemment la transcendance, il n’est pas étonnant qu’à travers lui se traduise aussi l’activité par laquelle l’homme ressemble à Dieu : la création, généralement envisagée sous l’angle de la création poétique.

A. Les effets de l’écriture poétique

Sans doute la pratique de la poésie entretient-elle une insatisfaction foncière, que le filage paradoxal d’une métaphore de À la nuit exprime bien :

Mon pain noiraud de poésie
[...] si mal me rassasie
Qu’il augmente même ma faim1264.

Mais le paradoxe est inscrit au coeur de toute création : ce manque existentiel avivé par l’écriture, seule l’écriture pourra le combler et chaque poème, à sa façon, s’y emploie. De bout en bout, l’oeuvre témoigne de ce pouvoir : dès « Paysages de France », paru en 1919, le poème a pour effet d’apprivoiser la douleur :

Ce sonnet qui mûrit et gonfle l’espérance
Enclôt un tel désir d’écarter le tourment
Qu’il fera doux l’amour et chère la souffrance 1265.

Trente ans plus tard, Supervielle s’étonne encore des vertus de l’écriture poétique :

Les mots les plus retors désarment sous ma plume,
Même le mot vieillard redoutable entre tous
Fait pivoter vers moi un tout neuf tournesol
Brillant comme un jeune homme1266.

Comme pour témoigner de ce pouvoir apaisant, l’antithèse se fait volontiers paradoxe en estompant les lignes de fracture au profit de la continuité et de la compatibilité ; il suffit alors d’un projet, d’une volonté transformatrice, pour que le rapport d’antinomie se relâche :

‘J’écris pour harmoniser des dissonances intérieures, pour faire taire le tumulte et le désordre de l’inertie. [...] Je vais au-devant de mon obscurité pour en faire de la lumière 1267.’
Notes
1264.

« Ces longues jambes que je vois... », p. 480.

1265.

« Denise, écoute-moi, tout sera paysage... », Poèmes, p. 63.

1266.

« Le Malade », Naissances, p. 553. Sur le pouvoir du verbe poétique, v. le commentaire de ce poème par Michel Collot : « la fonction de la poésie est de “désarmer” [l]es angoisses, de leur imposer une mesure, particulièrement perceptible dans les [...] derniers vers, où Supervielle reconquiert le rythme de l’alexandrin, dont le “chant” convertit le “désespoir” en une “espérance” paradoxale, éthique et esthétique, plus que métaphysique » (Pléiade, Notes et variantes, p. 985).

1267.

Note manuscrite contemporaine du Corps tragique (1959) publiée par Michel Collot dans La matière-émotion, p. 154.