Dans les énoncés paradoxaux transparaît en outre le métier de poète tel que Supervielle le conçoit. Car à ses yeux, il s’agit d’un véritable travail dont la dimension sociale ne devrait pas être négligée. En effet, le poète se soucie du bien public et il mériterait d’être salué comme un serviteur inlassable de la patrie :
Mais les paradoxes conjonctifs préfèrent insister sur l’en deçà de l’écriture. Car être poète implique un mode de vie, une approche des autres et des choses dont il n’est jamais possible de se départir :
Par-delà le caractère provocateur de ces vers, Supervielle se montre préoccupé par le statut du poète. Non sans humour, il y revient dans un autre poème d’Oublieuse mémoire, où le travail patient de l’artiste est comparé à la créativité généreuse du soleil :
Pourquoi tant d’efforts, et pour des résultats aussi aléatoires ? À bien des égards, le poète ressemble au chercheur, même s’il s’en distingue par l’objet de sa quête, que l’on ne saurait définir sans paradoxe :
‘C’est dans une image à l’avant-garde de lui-même que le poète éprouve le besoin de fixer son esprit toujours en mouvement1271. ’Mais le paradoxe se justifie aussi par l’originalité d’une entreprise qui trouve sa fin non dans la découverte, mais dans la recherche même :
‘Il m’arrive souvent de me dire que le poète est celui qui cherche sa pensée et redoute de la trouver1272. ’On voit que le métier de poète obéit à des exigences difficiles à concilier : un travail aussi délicat suppose d’une part une tension sans relâche vers l’objet de la recherche — c’est-à-dire, à chaque fois, le texte à écrire —, d’autre part une juste appréciation de la distance à maintenir entre le poème et la « pensée ». Car celle-ci, quoique très fuyante pendant le processus de création poétique, ne doit pas déserter le texte, qui se nourrit de ses aveux d’impuissance et s’inscrit dans ses dérobades.
Ainsi envisagée, l’écriture poétique nécessite une lente maturation. De là provient peut-être le malentendu entre le poète et ses « contemporains » qui le prennent généralement pour un dilettante. En fait, le poète vit selon un rythme qui lui est propre et dans une temporalité qui n’appartient qu’à lui :
‘Le poète vit dans une grande forêt où le coucou sonne des heures insensées. Voici 3 heures et, après une pause de quelques secondes à peine, voilà 9 heures qui sonnent et 21 heures. Et l’on revient à 2 heures en passant par 14 et 5 heures1273.’Fort logiquement, la solitude sera son lot, d’autant plus qu’il perçoit avec une extrême acuité les distances qui séparent les êtres :
‘Le poète fait de la solitude et du mystère même avec les visages les plus aimés, les plus quotidiens1274. ’Incompris de ses proches, il le sera aussi des autres hommes et notamment des gouvernants, qui préfèrent les poètes morts aux vivants. S’il connaît la gloire, ce sera donc la vraie, qui tient au mérite et au talent, sûrement pas celle que pourrait conférer une reconnaissance officielle. L’exemple de Julio Herrera y Reissig le montre bien :
« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig », Oublieuse mémoire, p. 525.
Ibid., p. 526. Dans un état antérieur du poème, apprend-on dans les « Notes et variantes », une « addition [...] développait ce paradoxe proche des préoccupations de Supervielle : “Lui qui travaille nuit et jour / Son sommeil même est vigilant, ses rêves c’est son travail encore / Parfois il meurt ou devient fou d’avoir ignoré le repos” (transcription simplifiée) » (Pléiade, p. 965).
« Interrogations », p. 532.
« Chercher sa pensée », Le Corps tragique, p. 653.
Ibid., p. 652.
Ibid., p. 653.
Ibid., p. 654.
« Hommage au poète Julio Herrera y Reissig », Oublieuse mémoire, p. 525.