C. Les grandes lignes d’une esthétique

Mais les paradoxes conjonctifs ne se limitent pas à la condition du poète ; ils esquissent en outre une esthétique. « La Promenade à terre » nous apprend que « ‘le détail a sa grande importance ’»1276, ce qui justifie l’inquiétude permanente du poète, plus soucieux de la moindre aspérité dans un vers que le maçon sur un mur, tandis que dans « Le Chaos et la Création », les branches naissantes sont présentées comme

Porteuses d’équilibre et de confusion1277.

Il n’est pas interdit de voir dans cette formule le reflet d’un art poétique. En effet, la dualité y est à la fois exprimée et dépassée à travers la tension ordre-désordre, laquelle n’est pas sans rappeler l’enjeu central de l’écriture selon Supervielle. Le dernier texte de son dernier recueil se montre là-dessus très explicite :

‘Comment ne serait-on pas dans l’anxiété quand le temps se désagrège ainsi devant nous. Écrire, c’est mettre un peu d’ordre dans tout cela 1278.’

Dans son souci d’« ordre », la création poétique met de fait tout en oeuvre pour affaiblir ou neutraliser les tensions et donc pour inviter les contraires au dialogue. Si l’entreprise réussit, l’oxymore ne manquera pas d’apparaître :

Il est place en ces vers pour un jour étoilé,
Pour une nuit où tremble un lunaire soleil1279.

Bref, quand elle atteint son but, la poésie induit le paradoxe. Dans un « poème de circonstance » dédié à Saint-John Perse, Supervielle déclare :

Vous enchaînez les mots, c’est pour les délivrer

avant d’ajouter une strophe plus bas :

Tout proches sont vos fruits luisant d’inaccessible1280.

Selon le point de vue, le paradoxe concernera plutôt l’oeuvre, qui semble s’offrir pour mieux se dérober, ou plutôt le lecteur, condamné à s’approcher des « fruits » de la poésie sans jamais pouvoir les saisir. Dira-t-on que cette représentation de l’écriture ne vaut que pour le poète dédicataire ? En fait, le paradoxe ressurgit ailleurs pour exprimer ses liens étroits avec la poésie. Que Supervielle se reproche le ton de son hommage à Paul Claudel, et déjà le paradoxe point pour dire l’immense pouvoir du verbe poétique, que l’on voit franchir à sa guise la frontière entre la vie et la mort :

Pour être à ton niveau, j’eus le grand tort
De te parler comme si j’étais mort 1281.

La poésie n’a cependant pas l’apanage du paradoxe conjonctif. On le retrouve au coeur de toute pratique artistique, comme le suggère le poème intitulé « À un sculpteur », où, sous le ciseau de l’artiste, l’immobilité exprime le mouvement tandis que l’invisible devient perceptible :

Mais il est un masque de pierre
Qui retient son secret pour soi.
Sur ses lèvres, scellant sa foi,
Frémit une invisible abeille 1282.

En somme, les effets du paradoxe se situent autour de deux pôles principaux. Le monde, d’abord, se caractérise par une organisation paradoxale. La figure influe notamment sur le cadre de référence, puisqu’elle implique une grande liberté de circulation à l’intérieur des structures bipolaires. Il en résulte un univers aux lignes floues et volontiers englobantes, où les oppositions s’effacent au profit de continuums. Face à ce monde, ou plutôt à l’intérieur de celui-ci, l’homme se définit par un mode de communication et des comportements qui relèvent également du paradoxe. Son sentiment religieux n’y échappe pas : l’idée, ou pour mieux dire, l’image de Dieu présente bien des traits contradictoires que le texte résout en humanisant le divin. Si comme le « Dieu de poésie », quelques créatures ou entités possèdent à des degrés variables des pouvoirs surnaturels, le véritable alter ego du Créateur est le poète ou, plus largement, l’artiste. Celui-ci, à son tour, voit son activité s’inscrire dans un champ résolument paradoxal, à telle enseigne que l’art semble tout à la fois procéder du paradoxe dans sa nature et ses enjeux et y conduire dans sa pratique.

Notes
1276.

Poèmes, p. 62.

1277.

La Fable du monde, p. 352.

1278.

« Chercher sa pensée », Le Corps tragique, p. 653.

1279.

« Il est place en ces vers pour un jour étoilé... », 1939-1945, p. 462.

1280.

« À Saint-John Perse », Le Corps tragique, p. 622.

1281.

« L’Arbre-fée », Le Corps tragique, p. 622.

1282.

Oublieuse mémoire, p. 533.