1. Le rapprochement des deux types de paradoxes

Le thème de la mer offre un exemple du premier cas de figure lorsque le texte enchaîne plusieurs séquences conjonctives non loin d’une formule disjonctive :

La mer n’est jamais loin de moi,
Et toujours familière, tendre,
Même au fond des plus sombres bois
À deux pas elle sait m’attendre.
Même en un cirque de montagnes
Et tout enfoncé dans les terres,
Je me retourne et c’est la mer,
Toutes ses vagues l’accompagnent,
Et sa fidélité de chien
Et sa hauteur de souveraine
Ses dons de vie et d’assassin,
Énorme et me touchant à peine,
Toujours dans sa grandeur physique,
Et son murmure sans un trou,
Eau, sel, s’y donnant la réplique,
Et ce qui bouge la-dessous.
Ainsi même loin d’elle-même,
Elle est là parce que je l’aime1283 .

L’amour, comme la mer, suscite les deux types de paradoxes. Au début de » Bon voisinage », la distance est posée, dans des vers qui forment d’ailleurs un paradoxe avec le titre :

Elle habitait le fin fond de la Chine,
Lui, un jardin, clos de murs, d’Argentine1284.

Mais « l’amour pur », qui « rapproche [...] les êtres » par-dessus les océans, manifeste ses pouvoirs dans deux séquences, l’une, conjonctive :

Il lui lança une rose en sa fleur
Et malgré tant de distance à la ronde
Elle la prit et la mit sur son coeur,

l’autre, disjonctive :

Sans se mouiller il franchit l’océan1285.

De même, le thème du jeu conjugue les deux procédés : « Le Mirliton magique », « divertissement » destiné à la petite-fille du poète, exploite tous les ressorts du paradoxe, qu’il soit conjonctif ou dissociatif, pour créer surprise et fantaisie. Citons, parmi les séquences disjonctives, celle qui ouvre le poème :

Bien qu’elle n’en eût point
Elle jouait des ailes1286

et pour y faire pendant, ces formules conjonctives en boucle :

Petite citadelle,
Mais infiniment frêle,
Bien que pour être juste,
Cette enfant fût robuste1287.

Enfin, Venise, présentée comme le symbole de la création poétique ‘(« Elle sait, comme les poètes, l’art de réconcilier les contraires’ »1288), provoque elle aussi le rapprochement des deux types de séquences, comme pour rappeler la nature de la poésie — forcément double, sous l’effet des deux dynamiques opposées —, et le primat d’une logique subjective, d’un regard qui, au besoin, ne s’interdit pas la naïveté (cf. ci-dessous « carrosses sans roues »), mais surtout s’octroie la liberté de disjoindre et de réunir, de séparer comme de réconcilier :

Venise, altière et humaine, distraite et attentive, est un peu folle de toutes ses tours, ses pigeons et ses rues profondes où glissent des carrosses sans roues, plus connus sous le nom de gondoles1289.

Notes
1283.

« La Mer proche », Oublieuse mémoire, p. 513.

1284.

Oublieuse mémoire, p. 530.

1285.

Ibid.

1286.

Le Corps tragique, p. 628.

1287.

Ibid., p. 629.

1288.

« Venise », Le Corps tragique, p. 647.

1289.

Ibid.