2. L’association des deux types de paradoxes

D’autres thèmes induisent des relations encore plus étroites entre les deux types de paradoxes. Ainsi la féminité, qui flotte souvent entre désir et peur de ce désir, évidence de la séduction et dérobade. De par cette ambiguïté qu’à la fois il recèle et diffuse, du fait aussi des interrogations qu’il suscite chez l’homme, ce thème se trouve au point de rencontre des deux dynamiques contraires, si bien que les deux types de séquences s’y rejoignent tout naturellement. Peu après le paradoxe baroque déjà cité :

Dame qui me voulez fidèle à votre image
Voilà que maintenant vous changez de visage ?

le texte associe dans un énoncé paradoxal la conjonction et la disjonction :

Est-ce la cendre de demain
Que vous serrez dans votre main ?
Fille d’un tout proche avenir,
Venez-vous m’aider à finir
Avec ce délicat sourire
Qui veut tout dire sans le dire ?1290

De même, pour évoquer les efforts — et les caprices — de la mémoire, conjonction et disjonction se combinent étroitement, donnant ainsi à lire l’ambiguïté essentielle du souvenir et le double espace-temps dont il relève. Réécoutons le poète évoquer son enfance :

Elle bouge sans bouger, elle sourit sans sourire,
Elle se dresse, elle tourne et tout cela, immobile1291.

Les deux principes ne peuvent plus être distingués : le texte nous a conduits au point de jonction des deux ensembles et la séquence conjonctive, avec son préfixe négatif im- (dans immobile), apparaît tout bonnement comme une variante de la structure disjonctive sans + infinitif employée deux fois dans le vers précédent.

Autres thèmes conjuguant les deux types de paradoxes : ceux qui se rattachent à la verticalité, dont Jerzy Lis a pu écrire qu’elle constitue « l’axe principal » dans l’univers de Supervielle1292. D’abord, elle provoque le vertige ascensionnel, qui s’exprime en combinant les deux formes de séquences :

Du haut de la tour de Séville
S’élance une très jeune fille,
Mais loin de s’écraser à terre
Voilà qu’elle s’élève en l’air1293.

Ici les deux formules se complètent : la première, introduite par loin de, en écartant l’effet attendu, prépare la seconde qui, par-delà le pléonasme (« s’élève en l’air »), fait état d’une conséquence éminemment paradoxale. Le texte procède par gradation, selon une technique narrative qui laisse à penser qu’ici encore ‘« la logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète’ »1294. Cette thématique peut du reste donner lieu à une fusion des deux procédures, comme dans « Le Visage », où une formule disjonctive (« puits sans fond ») constitue le premier élément d’un paradoxe conjonctif :

Et l’on ne songe pas que je ne suis pas seul
À vouloir m’élancer au puits sans fond du ciel 1295.

Métaphoriquement, la verticalité renvoie à la transcendance, qui a elle aussi pour effet de réunir les deux types de séquences. L’évocation des anges en témoigne :

Cette bombe avait détruit
Même les anges du ciel
Et sans faire d’autre bruit
Qu’abeille faisant son miel1296.

Plusieurs poèmes consacrés à Dieu le confirment. Dans « Prière à l’inconnu »1297 , le poète avance à titre d’hypothèses des définitions de l’Être divin qui, structurellement, constituent des conjonctions paradoxales :

Même si tu n’es qu’un souffle d’il y a des milliers d’années,
Une grande vitesse acquise, une durable mélancolie

juste avant de lancer cette formule disjonctive :

[...] mon Dieu sans visage et peut-être sans espérance 1298,

d’ailleurs très énergique malgré la modalisation, puisque le désespoir, condamné chez l’homme dans une perspective religieuse, représente de la part de son créateur un scandale métaphysique. Plus dense, un vers de « Tristesse de Dieu » associe une forme conjonctive marquant l’ubiquité et une négation disjonctive révélatrice de l’impuissance divine :

Je suis partout à la fois et ne peux pas me montrer [...].

Suit une nouvelle disjonction :

Sans bouger je déambule et je vais de ciel en ciel

puis ces deux vers combinant les deux principes :

Je suis l’errant en soi-même, et le grouillant solitaire,
Habitué des lointains, je suis très loin de moi-même1299.

Disjonction et conjonction finissent même par se répondre sur le plan du contenu :

Je m’égare au fond de moi comme un enfant dans les bois,
Je m’appelle, je me hale, je me tire vers mon centre.

La mort, enfin, et ce qui s’y rapporte vont donner lieu à plusieurs juxtapositions du même type :

Je cherche un point sonore
Dans ton silence clos
Pour m’approcher de toi
Que je veux situer
Sans savoir où tu es1300
Regarder sans regard et toucher sans les doigts,
Se parler sans avoir de paroles ni voix,
Immobiles, changer un petit peu de place1301.

Il suffit même d’un mannequin pour que se brouille la limite entre vivant et « non vivant » et que l’inquiétude inspire au poète des paradoxes de natures contraires :

Robe sans corps, robe sans jambes,
Robe sans un bouton qui manque
Quel émoi dans la gorge absente.
Comme il bat vite,
Ce coeur qui n’est qu’un souvenir !1302

De même, dans « Une main entre les miennes... », une interrogation de type conjonctif est suivie d’une formule disjonctive qui, pour évoquer les mystères de l’au-delà, rompt une association d’idées bien établie (barque <=> rames) :

Ne serais-je plus certain
Que des formes incertaines ?
Je m’en vais vers un pays
Où sans rames l’on aborde1303.

En résumé, lorsque le thème s’y prête1304, c’est-à-dire lorsque son ambiguïté essentielle ou sa prégnance le justifie, les paradoxes conjonctif et dissociatif cohabitent dans un même texte, allant parfois jusqu’à se combiner étroitement. Mais que penser de ces deux dynamiques a priori contraires qui mêlent si aisément leurs discours ? Nous savions que les deux ensembles présentent des analogies formelles : les structures prosodiques et phonétiques en témoignent de même que les procédures de mise en relief. Plusieurs recoupements thématiques confirment à présent cette tendance aux convergences ponctuelles. En somme, les deux ensembles s’opposent, mais tout en gardant des points de contact, ce qui permet le cas échéant aux paradoxes des deux types de se compléter, de se renforcer mutuellement ou de s’équilibrer, à l’une des deux formes de préparer l’autre ou bien d’éviter, par l’alternative qu’elle propose, un ressassement maladroit.

Notes
1290.

« Madame », Oublieuse mémoire, p. 491.

1291.

« Mon enfance voudrait courir dans la maison... », Le Corps tragique, p. 627.

1292.

« La montée et la descente forment l’axe principal de son imagination » (« Étapes de l’établissement des rapports moi-monde dans la poésie de Jules Supervielle », art. cité, p. 179).

1293.

« La Giralda », Oublieuse mémoire, p. 529.

1294.

« En songeant à un art poétique », Naissances, p. 562.

1295.

Naissances, p. 548.

1296.

« Finale », Le Corps tragique, p. 604.

1297.

In La Fable du monde (un poème du Corps tragique porte le même titre).

1298.

P. 364.

1299.

La Fable du monde, p. 368.

1300.

« La Belle Morte », Gravitations, p. 201.

1301.

« Sonnet », Oublieuse mémoire, p. 492. Comme dans « Mon enfance voudrait courir dans la maison... » l’adjectif immobile fait suite à plusieurs formules privatives organisées autour de sans ; la remarque formulée plus haut, qui présentait l’adjectif comme une variante stylistique du groupe sans + complément circonstanciel, pourrait également s’appliquer ici.

1302.

« Musée Carnavalet », Le Forçat innocent, p. 267.

1303.

L’Escalier, p. 581.

1304.

Observons cependant que la combinaison des pratiques conjonctive et disjonctive ne s’explique pas uniquement par la thématique : des figures, plus précisément la comparaison et la métaphore, peuvent aussi la provoquer.

Quand le texte développe une comparaison, le comparant peut associer des formules disjonctive et conjonctive :

« Hommes et femmes de la rue

Qui vous croisez, paroles tues,

Ainsi qu’un peuple de statues

Sans socle et toujours ambulantes »

(« Visages », À la nuit, p. 478)

de même que le comparé :

« Croyez-moi, rien n’est plus grand que la chambre d’un malade,

Rien n’accueille mieux l’univers que ces quatre murs où bouge faiblement une tête sur l’oreiller,

Et voici les hirondelles et le ciel bleu tout près du pauvre matelas,

[...]

Et l’océan va et vient sans paraître incommodé par l’étroitesse de la chambre » (« Le Chant du malade », L’Escalier, p. 574).

Même combinaison dans la métaphore. Lorsque veines et artères deviennent, dans « Coeur », des « rivières », celles-ci sont évoquées dans une double séquence « mixte » :

« Rivières sans poissons

Mais brûlantes et douces »

(Le Forçat innocent, p. 238).

De même, dans « L’Arrivée », la métaphore du combat donne lieu à une prolifération de formules conjonctives parmi lesquelles vient se glisser une séquence disjonctive :

« Bonnes batailles pacifiques,

Chaudes batailles bucoliques,

Sans morts, blessés ni chirurgiens,

Saines batailles des tropiques

Où les braves se portent bien ! » (Poèmes, p. 95)